« Économie des partis et rétributions du militantisme » Gaxie 1977

On a tendance à croire que le militantisme est quelque chose d’altruiste, un « don de soi ». Il y a pourtant toute une économie derrière cette activité.

C’est Daniel Gaxie qui a, le premier, mis en évidence cette imposture dans son article « Économie des partis et rétributions du militantisme » (In: Revue française de science politique, 27ᵉ année, n°1, 1977. pp. 123-154), que nous allons présenter ici.

Le point de départ : les partis politiques

L’article commence par :

« Prendre au sérieux l’analyse wébérienne des dirigeants des partis comme entrepreneurs politiques « intéressés au premier chef par la vie politique et désireux de participer au pouvoir »’, conduit nécessairement à voir dans les organisations politiques l’un des moyens d’une stratégie d’occupation des postes étatiques. » (Il fait ici référence à « Le savant et le politique » de Max Weber.)

Il évoque ensuite l’étude de R.T.McKenzie, British political parties, montrant que « les organisations de bases sont les « servantes » du groupe parlementaire et plus généralement que tout le parti est un instrument dont les dirigeants se réservent d’user. »

Le cadre est clair : nous allons parler du pouvoir politique au sens classique, c’est-à-dire des partis politiques.

Plus précisément, Gaxie se propose de réfléchir aux stratégies des dirigeants politiques pour « réunir les moyens nécessaires » à la conquête du pouvoir politique.

Il serait possible de payer la force de travail, qu’il s’agisse

  1. de prestataires temporaires utilisés pour répondre aux besoins humains des campagnes électorales (collage d’affiches par exemple). Ce serait le propre des « partis de cadres« , qui ont les moyens financiers suffisants.
  2. « s’assurer les services d’un personnel permanent en échange d’un emploi à la discrétion du parti. » Ce serait la marque de fabrique du « parti de patronage qui réserve à ses membres les nombreuxpostes de l’appareil administratif soumis à l’élection, utilisés dès lors comme rémunération indirecte de l’activité proprement politique des adhérents ». Cette forme d’organisation a largement décliné, notamment en raison de « la généralisation des règles de recrutement propres à la fonction publique » (= le concours).
  3. « créer une organisation de masse regroupant des militants animés par la défense d’une « cause ». »

C’est cette dernière forme d’organisation qui va l’intéresser. En effet, elle poserait le problème de la récompense du militantisme.

Les rétributions du militantisme en politique

Le militantisme apporterait différents types de rétributions.

L’insuffisance de l’attachement à la cause

Gaxie reconnaît que « l’attachement à la cause » est une variable :

« L’attachement à la cause, la satisfaction de défendre ses idées, constituent ainsi des mécanismes de rétribution de l’activité politique au même titre que la rémunération financière ou l’obtention d’un emploi. »

p.125

Toutefois, pour que « l’attachement à une cause » puisse être un facteur déterminant dans l’engagement militant … encore faudrait-ils que l’acteur connaisse la « cause » en question.

C’est pourtant rarement le cas. Par exemple,

« les travaux de Samuel Barnes sur la fédération d’Arezzo du parti socialiste italien montrent que 17% seulement des adhérents de cette fédération maîtrisent réellement l’idéologie de leur parti et que la majorité d’entre eux ne peuvent que formuler des appréciations ponctuelles, erratiques et décontextualisées. »

p.127

En outre, les logiques de l’action collective font que les agents ne seraient pas suffisamment motivés (il se fonde ici sur Olson M., « The logic of collective action. Public goods and the theory of groups », Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 4e éd. 1974, (lre éd. 1965), 186 pages.) avec seulement « l’attachement à une cause ».

Gaxié conclut :

« Sans nier que les mobiles idéologiques puissent être dans certains cas un facteur de mobilisation politique, on peut s’attendre à ce que d’autres incitations viennent les appuyer et les renforcer et que ceux qui consacrent leur temps et leur énergie à un parti soient rétribués d’une manière ou d’une autre. »

p.128

L’emploi

Tout d’abord, le militantisme ouvre la porte à des emplois. Que ce soit

  • en interne, avec des postes de « permanents » dans les partis politiques, assistants parlementaires, etc.
  • à travers le pouvoir de nomination, qu’il s’agisse de cadres (direction d’administrations ou d’entreprises publiques) ou de postes moins importants.

Ce clientélisme peut être très fort :

« L’observation d’une organisation étudiante de base d’un parti français fait ressortir que plus du quart des militants, parmi les plus actifs, avaient trouvé leur premier emploi à l’intérieur du parti. »

p.129

En outre, ces postes peuvent aussi apporter « de multiples gratifications symboliques — prestige, honneurs, puissance — ».

Récompenses symboliques

« La participation aux directions d’un parti à tous les niveaux, en sus
d’une activité professionnelle extérieure, procure ainsi toute une gamme
de rémunérations symboliques et crée par là même un intérêt au
militantisme.

Outre l’estime, l’affection, l’admiration, le prestige, voire la crainte qu’elle peut susciter dans le parti, une responsabilité « à la base » donne par exemple l’occasion d’exercer des fonctions de représentation, de signer dans la presse locale, de participer aux festivités, de siéger au conseil d’administration de nombreuses associations et son titulaire devient ainsi une notabilité connue, bénéficiant de l’attention et souvent de la considération de ses concitoyens. »

p.130

Au delà des récompenses matérielles directes, les fonctions militantes peuvent donc apporter des gratifications symboliques (qui ont, pour beaucoup, une valeur professionnelle et morale).

L’image et la visibilité peuvent être aussi intéressants pour la presse :

« Les journaux, les revues et les collections des organisations politiques procurent de la même façon des moyens de publication et une audience que la plupart de leurs membres ne pourraient obtenir en dehors du parti. »

De même pour les intellectuels :

« En devenant les économistes, les historiens ou les idéologues plus ou moins officiels des partis, certains d’entre eux se trouvent en effet placés sur le devant de la scène publique sans avoir à suivre le cursus honorum habituellement exigé et acquièrent ainsi une renommée qu’une carrière strictement académique ou scientifique leur permettrait difficilement d’atteindre. »

p.137

Le lien social

Enfin, il y a une dimension sociale au militantisme :

« La camaraderie, les plaisirs des « collages », des « ventes » et des « porte à porte », la solidarité, la cohésion, la communauté de goûts et de sentiments, l’identification à un groupe, les joies de la victoire, les réconforts mutuels dans la défaite ou dans les malheurs individuels, les risques et les épreuves affrontés en commun, les réunions où se retrouvent les vieux amis et où s’égrainent les souvenirs, les controverses passionnées, les longues discussions poursuivies au café, l’affection, la complicité, l’amitié des militants procurent des joies que l’on peut juger prosaïques ou accessoires, mais qui constituent pourtant un puissant moyen d’attachement au parti.« 

p.137

Plus prosaïquement, l’intégration sociale des membres est une rétribution sociale intéressante.

« Les organisations politiques deviennent ainsi l’un des facteurs principaux de structuration de l’existence de leurs membres et remplissent une fonction d’intégration sociale d’autant plus importante que ces derniers sont plus militants comme en témoigne la relation entre la part des pratiques sociales effectuées dans le parti ou le taux d’endogamie partisane et le niveau d’activité. »

p.138

Les relations sociales peuvent aussi être un atout commercial important, par exemple pour les commerçants, médecins et autres professions libérales. (p.136)

Un moyen d’ascension sociale fantastique

Les rétributions proposées sont particulièrement intéressantes pour les prolétaires, qui ont ainsi accès à des emplois d’un statut qu’ils n’auraient pas pu atteindre autrement.

Plus largement, l’image et les connexions sociales apportées sont un mode d’ascension sociale particulièrement intéressant.

« Plus généralement, les contacts à l’intérieur du parti favorisent l’édification d’un capital de relations et en constituent même la source unique pour ceux qui sont dépourvus d’autre capital social. Ce réseau de solidarité offre de multiples avantages à ses membres qui peuvent ainsi trouver un logement, une situation, voire certains biens et services sans se soumettre aux conditions ordinaires du marché. »

p.136

L’économie du militantisme en politique

De manière générale, Gaxie déduit quelques mécaniques politiques de ce qu’il a observé, notamment sur les facteurs d’adhésion (p.143) ou de démission du parti (p.142) ou encore sur les scissions (p.146). C’est complexe et dense, je n’arrive pas à tout synthétiser.

Ce n’est pas qu’une question d’intérêt

Gaxié est très prudent et rappelle plusieurs fois qu’il suppose que, s’il y a des intérêts, il y a aussi des logiques désintéressées (l’adhésion à la cause).

« Sans postuler une sorte d’égoïsme ou d’utilitarisme universels, ni porter un jugement éthique, on ne voit pas pourquoi des hommes quivivent de la politique ne se préoccuperaient pas eux aussi d’assurer leur sécurité matérielle ni pourquoi, ceux qui vivent pour la politique, ne seraient pas attirés par les gratifications symboliques que les autres agents sociaux recherchent dans leur vie quotidienne. »

L’important dans ce qu’il écrit est de révéler l’existence de ces intérêts, pas d’alléguer leur hégémonie. En effet, ils sont niés par les militants.

Des intérêts niés

L’importance des « rétributions du militantisme » est niée par les militants, pour qui elles ne sont que des effets secondaires, des « sous-produits » de leur engagement.

« Alors que le militantisme s’analyse objectivement comme une contrepartie des gratifications offertes par le parti, les avantages que les adhérents obtiennent à travers lui — lorsqu’ils trouvent par exemple un emploi ou un logement — et dont ils parlent souvent sur le ton de la plaisanterie, n’en sont à leurs yeux qu’un sous-produit commode mais nullement recherché. […]

A l’instar des Eglises, l’activité partisane est toujours peu ou prou vécue à travers les mobiles acceptables pour l’institution. L’idée même d’une carrière est d’ailleurs explicitement refusée dans la plupart des cas, et les militants objectent souvent qu’ils ne recherchent pas des avantages mais qu’ils essayent d’être les meilleurs propagandistes de leur parti.« 

Expliquer les partis de masse

Ce système d’incitations aurait été développé pour répondre à un manque de moyens de dirigeants qui ne pouvaient pas s’appuyer sur leur pouvoir financier (payer des prestataires) ou des permanents « clients » (clientélisme) pour faire le travail politique.

« A l’inverse, les partis de masse apparaissent bien comme la solution trouvée par un personnel politique d’origine sociale plus basse pour accéder au pouvoir. Devant recruter des militants sans pouvoir les rétribuer financièrement ou par le moyen du patronage, ces partis ont alors développé un ensemble de rémunérations objectives permettant de les attacher à l’organisation. »

Conclusion

Au final, on a un article très complexe, très dense, qui pose tout un champ de recherche. Une question me frappe en le lisant : pourquoi est-ce qu’on n’en entend pas parler ?

Je pense que ces citations résument le mieux son article :

« Devant recruter des agents sociaux faiblement politisés et mal préparés intellectuellement à maîtriser une idéologie politique complexe, ils fonctionnent parce que, précisément, les mobiles idéologiques ne sont pas les facteurs déterminants de l’adhésion et de la participation aux activités partisanes et qu’ils sont en mesure d’offrir des rétributions d’une autre nature.

Ils fournissent ainsi des avantages non collectifs auxquels leurs membres sont susceptibles d’accorder du prix et peuvent s’attacher des adhérents dotés d’une faible compétence politique, former certains d’entre eux et financer grâce aux cotisations l’activité politique professionnelle des dirigeants. »

« En offrant de puissants mobiles et stimulants symboliques, les partis de masse donnent un sens à la vie et à l’activité de leurs membres et s’analysent dès lors comme la réponse à la nécessité de recruter des partisans devant laquelle un personnel politique dépourvu d’autres ressources se trouve placé. »

p.126