Toujours dans la lignée de nos réflexions sur les intérêts du militantisme, nous allons étudier l’article de Stéphanie Dechezelles :

Dechezelles Stephanie, 2009, « Des vocations intéressées ? Les récits d’engagement des jeunes de Forza Italia à l’aune du modèle rétributif du militantisme », Revue française de science politique, 2009/1 Vol. 59, p. 29 à 50

Forza Italia est un parti italien de droite créé « à la surprise générale » à la fin de 1993 en vue des élections législatives de mars 1994. Le parti de Silvio Berlusconi serait original à plusieurs niveau. Créé très vite en utilisant massivement des outils de communication et de marketing modernes, il ressemblerait beaucoup à une entreprise. Illustrant le « parti personnel » (rattaché à un seul leader), il aurait été qualifié de parti « attrape tout » et même de « non parti ».

Ici, l’auteure s’intéresse aux motivations et aux trajectoires de ses militants, qui « n’ont véritablement intéressé ni les observateurs de la vie politique italienne ni les spécialistes des partis ». Elle a conduit une enquête auprès de jeunes membres actifs du parti ayant entre 14 et 28 ans et fait 29 entretiens semi-directifs.

Les jeunes de Forza Italia seraient principalement issus des classes moyennes. (p.37)

Note: le début des années 90 en Italie semble avoir été marqué par d’importants scandales de corruption politique.

Rejet du modèle militant « communiste »

Le parti s’est largement présenté comme solution en opposition aux « communistes ».

« Se présentant alors comme « le Sauveur » de la nation italienne, il abonde en références apocalyptiques et manichéennes, faisant des adversaires politiques l’incarnation du mal politique absolu et de son élection la garantie du maintien de la démocratie en Italie. »

p.36

Des pratiques « paisibles »

Cet anticommunisme se retrouve dans les discours des militants relatifs aux pratiques partisanes:

« ce n’est pas dans les habitudes de Forza Italia de tenir des stands, de tracter ou même de faire grève. Mon engagement consiste à bien connaître les lois et les décrets pour pouvoir contre-attaquer les mensonges »

Fabio, 17 ans, lycéen; p.36

« le jeune de Forza Italia ne va pas dans la rue, ne provoque pas le chaos,
ne tient pas de stand. C’est une personne qui milite normalement, qui exprime ses idées, qui assiste par exemple à un congrès mais qui ne crée pas de problèmes ». »

Federico, 27 ans, cadre du parti

Une revendication au non-endoctrinement

Les militants communistes sont perçus comme endoctrinés. Ainsi, un cadre de Forzia Italia (Massimo, 30 ans) les décrit comme des individus « endoctrinés, des
boîtes dans lesquelles leur parti a mis : “Berlusconi est un voleur, à cause de lui les routes ne fonctionnent pas, les personnes meurent”. Ils leur ont donné beaucoup de livres à étudier. Ce sont des petites machines : Togliatti oui, Staline non. C’est une préparation, un endoctrinement façon Église, comme le prêtre qui connaît la Bible par coeur. […] Chez nous, l’esprit est plus libre et jamais personne ne m’a endoctriné »
. (p.36)

A la question « Y a-t-il un livre qui vous a inspiré ou influencé dans votre engagement ? », les militants nieraient souvent avoir une « Bible »:

  • « Sincèrement, il n’y a aucun livre auquel je me réfère comme à une Bible politique » (Nicolò, 23 ans, étudiant en droit, cadre du parti)
  • « Je préfère vivre les choses sur le terrain et me tenir au courant quand c’est nécessaire. Je n’ai pas de livre d’inspiration » (Massimo)

Plusieurs références reviendraient néanmoins souvent, comme De la richesse des nations d’Adam Smith, De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville et Le livre noir du communisme dirigé par Stéphane Courtois.

L’affichage d’un engagement entrepreneurial

Ce rejet du modèle communiste va jusqu’aux incitations. Si les premiers se revendiquent désintéressés, les jeunes de Forza Italia se revendiquent clairement entrepreneurs.

Un référentiel entrepreneurial

Le référentiel du parti est définitivement entrepreneurial. Ainsi, Berlusconi se présentait « comme le manager de « l’entreprise Italie », de « l’Italie qui travaille » et non de « l’Italie qui bavarde » ». (p.38) Le bon entrepreneur est présenté comme étant censé être un bon politique et, justement, il serait la première fortune d’Italie … Il serait ancré dans le réel, au contraire de la « caste politique ».

L’idéologie est « d’inspiration néolibérale, opposée à l’État providence et favorable à l’initiative privée. » (p.39)

« En conséquence, les jeunes militants rencontrés disent préférer poursuivre des intérêts privés concrets plutôt que de lutter ensemble au nom d’une volonté collective abstraite et utopique. La solidarité ou l’intérêt général risquent, à leurs yeux, d’entraver l’émulation ou de biaiser la « saine » compétition entre individus. »

p.39

On retrouve constamment l’opposition à une politique classique:

« Reprises par ses adhérents, les évocations permanentes du monde « concret » de l’entreprise sont censées les distinguer des « abstractions théoriques » de leurs opposants communistes et des intellectuels auxquels ces derniers se réfèrent. »

p.39

« Le leader Silvio Berlusconi est ainsi apprécié parce qu’il « a fait ses preuves » dans le secteur économique avant de se lancer en politique, contrairement aux trajectoires partito-normées des professionnels de la scène politique italienne, totalement délégitimés après les scandales en chaîne révélés par l’opération Mains propres. »

p.39-40

Par suite, les « compétences dans le milieu professionnel » sont une marque de distinction importante dans le parti.

Un militantisme entrepreneurial

« Ainsi, les récits des jeunes de Forza Italia évoquent moins l’abnégation sacrificielle commune à la plupart des autres militants que des stratégies d’individus soucieux de satisfaire leurs intérêts au travers d’un parti lui-même déjà « personnel ». »

p.48

Ce référentiel de l’entreprise se traduit dans les pratiques militantes, notamment par :

  • une compétition exacerbée
  • le militantisme vu comme un investissement
  • un rapport intéressé au militantisme

Une compétition exacerbée

Le Forza Italia se caractérisait par une possibilité, même pour de jeunes militants, de monter très haut dans la hiérarchie très vite (p.46). Ce serait dans la logique du parti: s’ils font mieux que les autres :

« En effet, s’ils sont les premiers à reconnaître la promptitude avec laquelle ils ont été élus ou chargés de certaines fonctions, c’est parce qu’ils considèrent que leurs ressources ont été les plus propices et parce qu’ils estiment juste que, dans leur cas, le dernier arrivé puisse en dépasser d’autres, plus anciens dans le parti. »

p.46

Cela se traduit par une forte compétition parmi les militants, qui les oblige à « investir beaucoup de temps et d’énergie ». Ils sont « soumis à un rythme soutenu, voire frénétique d’engagement ». On retrouve une mentalité entrepreneuriale:

« L’économie générale des rétributions au sein de l’organisation de jeunesse berlusconienne met ainsi en avant la nécessitépour chacun dans son domaine du « retroussage de manches » et du « darsi da fare » (« se donner du mal »), qui sont également les mots d’ordre de la vaste population despetits et moyens chefs d’entreprise de la Troisième Italie (de la Lombardie au Frioul, du Trentin à l’Ombrie) votant massivement depuis dix ans pour Forza Italia. »

p.38

Cela se traduit aussi par une certaine précarité: il est toujours possible que quelqu’un d’autre vous passe devant: « le jeune en phase ascendante peut se voir dépassé par un autre (jeune ou adulte)plus doté de ressources, plus brillant ou mieux recommandé. » (p.47)

Cette compétition peut même se révéler toxique:

« Pour beaucoup des jeunes interviewés, leur pire ennemi en politique n’est pas le concurrent d’un autre parti, mais un autre membre de Forza Italia. Nombreux sont les récits faisant état de luttes, de coups bas et de manigances entre jeunes aux ambitions concurrentes. »

p.47

Ainsi, des militants se sont plaint

  • « avoir essuyé des opérations répétées de « mobbing » (i.e. harcèlement moral au travail) de la part d’un responsable du bureau national de Forza Italia Giovani à partir du moment où elles ont commencé à avoir des responsabilités au sein du mouvement » (p.47)
  • d’un « sentiment de solitude qu’ils ressentent parfois à cause du faible soutien d’un collectif constitué ou du peu d’occasions de socialisation interne ». (p.47)
  • d’amertume et de frustration quand les militants estiment ne pas être récompensés à hauteur de leurs investissements. (p.48)

Les jeunes femmes en particulier se sont plaint des marques « d’une indéniable domination masculine (en dépit d’un taux de féminisation élevé), qu’elles jugent d’autant plus intolérables que la culture du parti insiste surl’autonomie et la réussite individuelle. »

Un investissement

Le militantisme du parti, conçu « à la manière d’un entrepreneur prenant des risques », est largement à l’image du référentiel que nous venons de présenter.

Le parti offre peu de soutien. Les militants doivent souvent investir de leur propre argent pour organiser des événements.

Une démarche intéressée

La dimension intéressée de l’implication militante est explicite comme, par exemple la volonté de devenir parlementaire. C’est même souhaité, en suivant la valorisation de l’entrepreneuriat :

« Beaucoup plus incisif, Matteo considère que, « à Forza Italia, c’est l’esprit utilitariste qui est prépondérant. […] Chaque personne qui s’inscrit ne le fait pas pour donner simplement 50, 100 ou 200 euros, sinon ce serait un imbécile ». »

p.42

Notez que les militants sont pris un peu dans un paradoxe: doivent être intéressés tout en ayant une activité parfois finalement assez similaire aux pratiques « désintéressées » des militants communistes :

« Dès lors, pris en étau entre la logique d’une nécessaire distanciation vis-à-vis de modèles militants « passés » (embrigadement, scansion des carrières) – qu’ils jugent donc « dépassés » – et la logique impérieuse de conquête de mandats prouvant leur valeur, ces jeunes militants se trouvent contraints d’investir énormément dans l’activité politique, sans l’avouer mais en reconnaissant leur intéressement. »

p.41

Les avantages seraient principalement l’image et le réseau:

« Enfin, même au niveau local, l’engagement est décrit par certains interviewés comme un moyen de démultiplier les possibilités de faire des rencontres intéressantes pour leur propre carrière, à l’image de Francesca de Vérone qui explique avec facilité avoir frappé à la porte du parti dès son diplôme d’architecte en poche, espérant par ce biais se constituer une clientèle. »

p.44

Ce serait très cohérent avec les « répertoires d’actions militants »: « conférenes, débats, conférences de presse, direction de campagnes électorales ». De même, « divertissements mondains entre jeunes militants tendent eux aussi à conjuguer activité militante et élargissement des sociabilités » (p.45).

Notez toutefois que l’hégémonie d’un rapport intéressé n’est pas complète:

« certains enquêtés montrent parfois un attachement non feint à la défense d’une cause collective ou un rapport de nature désintéressée à l’engagement. »

p.41

Conclusion

Je trouve l’étude de Stéphanie Déchezelles extrêmement intéressante, puisqu’elle montre un militantisme avec un rapport

On y voit aussi une illustration remarquable des mécaniques du cancer militant, où une entité va se construire en opposition à une autre pour, au final, avoir des pratiques très similaires. En effet, si l’accent est ici mis sur les différences, on sent qu’il y a un adn très proche entre les pratiques de ces militants et ceux se disant désintéressés.

Est-ce que la vraie différence est simplement dans les manières d’habiller, de maquiller le réel ?

Est-ce que ce qui se dessine ici, ce n’est pas un antéconcept ?

Guillaume Sainteny, « La rétribution du militantisme écologiste », R. franc. sociol. XXXVI, 1995, 473-498

L’auteur part d’un constat : les dirigeants écologistes auraient un profil atypique par rapport à celui des dirigeants de parti « standard »:

« Occupant un statut social moins élevé, des positions professionnelles plus modestges, disposant de ressources politiques moindres et d’un type de formation intellectuelle peu adapté à la compétition politique, les dirigeants écologistes sont loin de posséder les caractéristiques des professionnels de la politique consacrées par le champ politique d’aujourd’hui en France (Sainteny, 1987, 1989, 1991). En revanche, ils apparaissent assez proches du profil sociographique classique de ce type de mouvement social, tel qu’il fut dessiné dès 1969, à propos du mouvement pacifiste, par Parkin (1968). »

p.473

L’objectif de l’article va être principalement de comprendre cette particularité en creusant la question des motivations derrière l’engagement militant écologiste.

L’auteur a enquêté par questionnaire écrit (77 réponses) et des entretiens semi-directifs auprès de dirigeants écologistes.

Références

  • Saintenay Guillaume,
    • 1987, « Les dirigeants écologistes et le champ politique », Revue française de science politique, vol.37, n°1, pp.21-32 ;
    • 1989, « L’élite verte: atypisme provisoire ou préfiguration d’un nouveau personnel politique« , Politix, n°9, pp.18-36
    • 1991, « Les verts », Paris, Presses Universitaires de France
  • Parkin Franck, 1986, « Middle class radicalism. The social bases of the British campaign for nuclear disarmement », Manchester, Manchester University Press

Considérations générales

L’article commence avec une très intéressante revue de littérature, qui reprend globalement ce que nous avons vu avec Gaxie (1977).

Le besoin de main d’oeuvre en politique

Les « entreprises politiques » (au sens de Weber 1959) ont besoin de personnel, qu’elles peuvent mobiliser par plusieurs moyens:

  • le recrutement de prestataires, très dispendieux
  • le « patronage », du travail « en échange d’un emploi à la discrétion du parti »
  • des « militants prêts à se dévouer pour la défense d’une cause ».

Olson (1978) et l’action collective

Mancur Olson (1978) aurait montré que

« si les groupes sont censés procurer des avantages collectifs à leurs membres potentiels, l’adhésion ou la participation au groupe représentent des coûts (temps, argent…) tels que ces membres ont peu d’intérêt à rejoindre ces groupes et à participer à l’action collective, et cherchent en fait à se décharger de ces coûts sur d’autres (stratégie du ticket gratuit). »

p.475

S’il ne vise pas explicitement le cas des partis politiques, Sainteny estime que son raisonnement s’y étend.

Référence:

  • Olson Mancur, 1978, « Logique de l’action collective », Paris, PUF (traduction de « The logic of collective action. Public goods and the theory of groups », Cambridge, Harvard University Press, 1965)

Au-delà du matérialisme

Ce raisonnement a été contesté notamment par Pierre Bourdieu (1984), notamment au motif que, comme l’aurait montré Albert Hirschman (1983), le militantisme « peut être à lui-même sa propre fin et sa propre récompense », par exemple par « la solidarité militante, l’effort même de la lutte, le sentiment du devoir accompli ou de pouvoir transformer le monde ».

Pour l’auteur, les deux ne s’opposent pas. Ainsi, Max Weber écrivait déjà

« […] cet appareil (partisan, humain) ne marche que si on lui fait entrevoir les récompenses psychologiques ou matérielles indispensables, qu’elles soient célestes ou terrestres. »

Weber 1959, p.194

« [L’homme politique professionnel] peut percevoir ses revenus soit sous la forme d’honoraires […] soit sous la forme d’une rémunération fixe […] en nature ou en espèces […]. De nos jours, ce sont des postes de toutes sortes dans les partis, dans les journaux […] dans la municipalité ou dans l’administration de l’Etat. »

Weber 1959, p. 126, 129-130

Il peut aussi y avoir des récompenses immatérielles pouvant déboucher sur des avantages matériels, comme « l’acquisition d’une certaine culture, politique ou même extra-politique […] la constitution ou l’extension d’un « capital social » (relations, notoriété…) ». En effet « les possibilités de notoriété qu’offre un parti par sa presse, ses colloques ou séminaires, ses maisons d’édition sont des rémunérations particulièrement importantes pour ses intellectuels, plus ou moins officiels ». (p.477)

D’autres peuvent être purement psychologiques:

« plaisir des discussions, atmosphère de solidarité et de camaradierie, identification à un groupe, univers de références communes, atmosphère des réunions, substitut à l’isolement, rencontres sentimentales, intégration à une micro société, sentiment d’être un artisan de l’Histoire et/ou d’être en accord avec soi-même, apport d’une justification de l’ordre des choses, de ma certitude d’une vérité du parti d’appartenance contre celle de l’adversaire, offre d’un système de représentation qui permet l’espoir d’un avenir différent. »

p.477, faisant référence à Weber 1959, Gaxie 1977 et Verdès-Leroux 1983

En bref, ce que disait Olson (1978) ne contredit en fait pas l’activité politique.

Référence:

  • Bourdieu Pierre, 1984. – Homo academicus, Paris, Editions de Minuit.
  • Hirschman Albert, 1972, « Face aux declins des entreprises et des institutions, Paris, Editions Ouvrieres( trad. de: Exit, voice, and loyalty. Responses to decline in firms organizations and states, Cambridge,M ass., Harvard, 1970). »
  • Weber Max, 1959, Le savant et le politique, Paris, Plon (traduction de Wissenschaft als Beruf, 1ère édition : 1919)

Des incitations inégales

Ces incitations ne seraient pas égales. Pour Weber et Olson, les récompenses matérielles seraient largement plus imprtantes. Olson va jusqu’à ne pas « les inclure dans son modèle de peur que cela ne rende sa théorie indémontrable ». (!!!)

Il faudrait, au contraire, « prendre en compte les incitations non matérielles et admettre, au moins par hypothèse, qu’elles puissent être équivalentes ou supérieures aux incitations matérielles. »

En effet, les deux seraient difficiles à distinguer. Par exemple, la lutte que se livrent les factions des partis pour s’approprier « ses ressources symboliques » serait, à première vue, « immatérielle ». Toutefois, il s’agit aussi « de pouvoir et donc d’une rétribution, en partie au moins, matérielle ». (p.478-479)

De plus,

« Différentes études ont par ailleurs montré récemment que dans le cas de mouvements antinucléaires ou pacifistes (soit des mouvements sociaux proches de notre objet d’étude) les motivations morales ou tenant aux relations sociales, les valeurs, le sens de la nécessité et de la responsabilité, le degré de fatalisme et les aspects affectifs ou de mécontentement pouvaient être centraux (Muller et Opp, 1986; Opp, 1986, Snow, Elkland-Olsen et Zurcher, 1980; Walsh, 1981; Walsh et Warland, 1983). »

p.479

Visiblement, il faudrait faire un choix entre « théories néoutilitaristes et symboliques » et « une logique de l’identification » (Pizzorno, 1985). Je ne détaille pas, il estime que non. (p.480)

Références

  • Muller (Edward N.), Opp (Karl-Dieter), 1986. – « Rational choice and rebellious collective action », American political science review, vol. 80, no 2, pp. 471-487.
  • Opp (Karl-Dieter), 1986. – « Soft incentives and collective action: participation in the antinuclear movement » British journal of political science, 16, pp. 87-112.
  • Pizzorno (Alessandro), 1986. – « Sur la rationalité du choix démocratique », dans P.Birnbaum et J.Leca (eds), Sur l’individualisme, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, pp.330-369
  • Snow (David A.), Elklan-Olsen (Sheldan), Zurcher (Louis A.J.), 1980. « Social networks and social movements : a microstructural approach to differential recruitment
  • Walsh (Edward J.), 1981. – « Ressource mobilization and citizen protest in communities around Three Mile Island », Social problems, vol. 29, n° 1, pp. 1-21.
  • Walsh (Edward J.), Warland (Rex H.), 1983. – « Social movement involvement in the wake of a nuclear accident: activists and free riders in the TMI Area », American sociological review, vol. 48, pp. 764-780.

Les spécificités des écologistes

De faibles récompenses matérielles à distribuer

L’écologie politique a longtemps disposé de faibles moyens financiers et une très faible représentation et donc très peu de pouvoir politique. Leurs premiers succès municipaux aurait daté de 1977 et ce n’est qu’en 1986, après plus de 20 ans d’existence, qu’ils obtienne 3 conseillers régionaux.

En 1987, le budget des Verts aurait été de 450 000F (environ 75k€).

Elle a donc peu de postes à offrir en récompense.

Du coup, les élites classiquement attirées par les rétributions matérielles (sous-entendu, qui formeraient l’essentiel des partis politiques) ne seraient pas intéressées.

Cette faiblesse des rémunérations matérielles était redoublée en raison de la défiance envers les dirigeants: le mouvement se revendiquait beaucoup de la démocratie directe.

« Par ailleurs, la suspicion avec laquelle les dirigeants sont regardés par les militants, la fragilité de leur position, leur révocabilité quasi permanente, les critiques incessantes dont ils sont l’objet conduisent à affecter ces fonctions d’un coût psychologique qui semble considérable. »

p.482

Même les « postes consultatifs, mi-honorifiques, mi-rétribués » dans des organismes publics seraient difficile d’accès : seuls 13 des 77 dirigeants sondés en auraient fait partie. De plus, l’effet de leur appartenance à un mouvement écologiste sur cette nomination semblerait assez mince.

L’importance des récompenses symboliques

L’auteur distingue principalement trois sous-types de rétributions, qui sont à la fois symboliques et avec une dimension matérielle (=financière):

  • l’obtention d’un bagage culturel
  • l’acquisition d’un « capital social »
  • un moyen d’intégration sociale ou socio-professionnelle

Le bagage culturel

L’appartenance à une organisation militante aurait tendance à améliorer les connaissances politiques ainsi que, parfois, la culture générale.

Les dirigeants écologistes que l’auteur a interviewé/sondé auraient tendance à avoir largement bénéficié de cet effet positif du militantisme:

« A la question « Qu’est-ce que vous a apporté l’écologie, on note, entre autres réponses, « Un intérêt intellectuel » (Homme, 40 ans, fonctionnaire); « […] et puis également de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons » (Homme, 63 ans, universitaire); « Ca m’a apporté une culture très importante. Les activité que j’ai eues dans ce mouvement m’ont forcé à acquérir cette culture » (Femme, 40 ans, psychologue). »

p.485

L’auteur obseerve que, contrairement à ce que supposait Gaxie (1977), cet effet ne concerne pas seulement les militant « à faible niveau culturel ».

L’obtention d’un « capital social »

Le réseau serait l’une des rétributions les plus importantes, surtout pour ceux dont le réseau initial est faible.

Les relations humaines (amicales) seraient aussi une des causes et/ou circonstances de l’engagement.

«  »Motif : j’adore les contacts humains » (Homme, 45 ans, agriculteur). « 1. Rencontrer des personnes; 2. Construire un mouvement qui dure »[…] (Homme, 38 ans, universitaire) « […]Professionnellement, impossible de savoir. Du pour et du contre. Si, ça me met en contact avec plein de gens » (Homme, 30 ans, journaliste) [, etc.] »

p.486

Intégration sociale et/ou socio-professionnelle

La dimension sociale pourrait être très variée, allant jusqu’au sentiment d’appartenir à une « grande famille ». L’auteur divise « cette vaste catégorie de rétributions immatérielles » en deux catégories:

  • Intégration par mise en accord de ses attentes avec un type d’action

Par exemple, les satisfactions psychologiques inviduelles (sentiment de jouer un rôle ou d’être en accord avec soi-même, etc.) et le simple plaisir (Paicheler 1980, Paicheler et Saint-Afrique 1979, Neri et Ribay, 1978).

« Répondant à la question sur l’apport de l’écologie, un dirigeant (homme, 29 ans, cadre supérieur) indique: « Ca me passionne; j’ai le l’impression de participer à un mouvement qui joue un rôle dans l’histoire […] », puis, à une autre occasion, livre cette remarque à propos d’un militant R.P.R. de ses connaissances : « Ce qu’il y a de bien c’est que nous on se marre et eux ils se font chier en faisant de la politique ». »

p.487
  • Intégration dans un groupe social

Au delà des seuls liens amicaux, à « la fin des années soixante-dix déjà, on avait noté chez les militants écologistes une « quête affective » et, même fréquemment, la recherche, dans le groupe, d’un substitut à la famille ». L’importance du groupe et des liens affectifs ressort de beaucoup de discours:

«  »Amitiés, recherches d’un réseau convivial » indique un firigeant (homme, 36 ans, universitaire) parmi différents autres motifs de son engagement actuel.

« […] Beaucoup d’amis. J’étais dans un milieu très bourgeois. J’avais beaucoup de relations mais je ne me sentais pas à l’aise car les préoccupations de ces gens-là qui avaient mon âge n’étaient pas les miennes » (Femme, 40 ans, psychologue). »

p.488

Cette intégration peut déboucher sur une reconversion ou un emploi.

« R.: « Ca crée un lieu, un lieu social qui permet le saut professionnel. Ca évitait d’arriver à Paris un jour avec sa valise et de chercher du travail. […] Tout simplement vous avez des amis, vous avez des gens qui vous connaissent […]. C’est quand même plus doux comme atterrisage que de débarquer dans une ville où vous connaissez personne ».

p.490

Ce cas semble toutefois marginal et ne paraît pas uniquement due au militantisme.

Références

  • Neri (Julien), Ribay (Catherine), 1978. – L’affirmation de la difference en politique: le cas du collectif Ecologie 78 dans la 4e circonscription des Yvelines (elections législatives de mars 1978), MémoireD.E.A., Université de Paris
  • Paicheler (Genevieve), Saint-Afrique (Marie de), 1979. – Militer dans une nebuleuse ecologiste. », Pratiques ecologistes, Rapport de recherches, s.l., s.n., dact.
  • Paicheler (Genevieve) – La militance écologique : de la transformatiodne la vie privee a la contestation de l’Etat, ronéo., 15 p.

Rareté des ressources et organisation

Profil des dirigeants

« Ainsi, l’absence des élites politiques et notamment des intellectuels technocrates pourrait peut-être s’expliquer par l’incapacité des écologistes à les attirer, étant donné le peu de perspectives de rétribution matérielles […] qu’ils offrent. »

p.491

De manière intéressante, le discours rejetant les récompenses matérielles pourrait, en fait être une manière de s’accomoder de cette état de fait.

Sainteny estime qu’il y aurait donc deux marchés d’engagement-rétribution (du militantisme) :

  • celui, « classique », avec des rétributions matérielles
  • celui auquel appartiendrait l’écologisme, où les rétributions seraient essentiellement immatérielles.

L’impact organisationnel

Cette rareté des rétributions matérielles aurait un impact organisationnel importants:

« De même, pourraient être mis en relation avec la faible capacité de rétribution matérielle les fréquents conflits et scissions au sein des mouvements écologistes, et la facilité à y faire défection. »

p.492

Le faible pouvoir politique des écologiste faisait que ce sont les postes internes, comme « tête de liste », qui étaient les plus rémunérateurs en terme de notoriété et de relations.

« Outre les aspects honorifiques et de reconnaissance sociale que conf_rent ces postes, l’acquisition de ressources qu’ils autorisent permet éventuellement d’envisager la négociation de celles-ci sur un autre marché, plus légitime, où elles représentent une certaine valeur, comme le montrent, par exemple, les cas de Jean-Claude Delarue, Brice Lalonde, Jean-Claude Demaure (maire-adjoint à l’environnement à Nantes depuis 1989 et Philippe Dufetelle (maire-adjoint à l’environnement à Toulouse depuis 1983). »

p.492-493

Les dirigeants n’auraient pas un intérêt énorme à rester profiter du « capital collectif » amassé par le parti, celui-ci étant limité (cf l’absence de postes ?) et « faiblement protégé », les partis écologistes ayant du mal à « se faire reconnaître comme seuls « propriétaires de l’écologiste ». ». Une fois atteint un certain niveau, leur parti ne leur apporterait, en somme, rien de plus (sur le plan utilitaire). Il serait également facile pour eux de créer leur propre mouvement écologiste.

C’est ce qui pourrait partiellement expliquer « la facilité avec laquelle se créent, se défont et se scindent nombre d’organisations écologistes ».

« Confinement : dimanche, contre les déchets, relevez le défi « Une heure, un kilomètre, un kilo » » Pourquoi pas ?

L’idée serait de profiter des rares ballades solitaires autorisées par le confinement pour récupérer les déchets dans la nature. Plutôt malin non ? Vous sortez avec votre sac poubelle et vous récupérez ce qui traine. L’existence d’un bénéfice écologique est indiscutable.

L’idée ? En plein confinement, utiliser une heure de sortie pour ramasser des déchets abandonnés dans l’espace public. Objectif ? Récolter 1 kg en une heure dans un rayon d’1 km autour de son domicile. D’où le titre du communiqué rédigé par l’association à l’origine de cette proposition : 1h, 1 km, 1 kg.

C’est toutefois, symptomatique d’une écologie moraliste et c’est justement parce que ce n’est pas absurde que cet article m’a donné envie de réagir.

L’écologie des « petits gestes »

Ce genre de petits gestes s’incrit dans la logique de la fable du colibri, inventée par P.Rabhi:

Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! « 

Et le colibri lui répondit : « Je le sais, mais je fais ma part. »

Il s’agirait de « faire sa part ».

Un acte inconséquent

Le fait que l’impact de l’acte soit absolument insignifiant ne serait pas un problème : c’est mieux que rien.

Sauf que, pas tant que ça.

Si on fait le « bilan » de cette heure passée à se balader en ramassant les déchets, l’individu aura eu probablement, en fait eu un impact négatif sur la planête ! En effet, en moyenne il aura été responsable d’une forte émission de carbone (11,9Mn de tonnes de CO2eq par an) et de nombreux déchets (536kg/an, rq: cela inclut les déchets organiques, mais pas les déchets industriels liés à la production de ce qui est consommé, bref, un chiffre qui se nuance) !

Ne parlons pas de tous les problèmes qui continuent et que pérennisent l’inaction et l’inconscience des gens.

En outre, cela ne résoudra en aucune façon le problème des gens qui jettent des déchets dans la nature. Bref, le bilan de l’action elle-même est très douteux. D’autant plus qu’elle n’est pas réellement gratuite.

C’est, en effet, un acte qui a un coût. Les gens vont devoir y consacrer de l’énergie psychologique (et/ou diminuer le « gain » de la ballade).

Cette énergie, souvent ignorée, est pourtant très précieuse et aurait pu être consacrée à quelque chose de signifiant.

Se donner bonne conscience

Quel est réellement l’objectif poursuivi ici ?

S’agit-il vraiment de limiter la pollution liée aux déchets physiques ? Nous avons vu que ce « petit geste » était insignifiant. N’aurait-il pas été possible de consacrer l’énergie qu’a demandé ce « petit geste » à quelque chose qui ne soit pas insignifiant ?

En réalité, il s’agit ici surtout de se donner bonne conscience.

Vous allez faire une action ressentie comme un sacrifice au service d’une « cause » vertueuse. C’est un sentiment très agréable. Comment vous croyez que les religions prospèrent ?

On reste, au final, dans la même logique hédoniste (je fais quelque chose parce que ça me plait / procure du plaisir) que ceux qui ont jeté ces déchets en premier lieu.

L’alternative

Vous pourriez me dire : « d’accord, mais c’est mieux que rien non ? »

C’est tout à fait juste, ce que j’ai déjà rappelé à plusieurs moments de l’article. Toutefois, ce réflexe est un biais cognitif que nous a fait intégrer le moralisme omniprésent dans notre société et qui, ici, se traduit par cette réalité:

TOUT LE MONDE PENSE ÊTRE UN COLIBRI.

C’est le vilain secret que P.Rabhi (le « père » du Mouvement Colibri) aimerait cacher: pour éviter d’en faire plus, il suffit de modifier la conscience qu’on a de ses propres capacités ou même de les limiter.

« Aaah, je suis impuissant face à l’énormité de la tâche, je suis insignifiant, je ne peux donc que faire des choses insignifiantes, mais c’est mieux que rien, non ? »

Bullshit.

En réalité, les Français, même « de base », ont une capacité d’action énorme.

Il y a énormément de choses qu’on ne sait pas, de choses à chercher, de choses à trouver. Par exemple, la désinformation autour de l’agriculture est rampante: allez parler aux agriculteurs, comprenez ce qu’ils font et pourquoi et arrêter de croire les sornettes de quelques apôtres qui vendent leur soupe.

Rien que le fait qu’ils s’informent correctement serait un boost extraordinaire pour l’écologie (la vraie).

Ce n’est pas facile, il faut apprendre à chercher et toute notre éducation nous apprend, justement, à ne pas chercher (la culture de l’obéissance, j’en parlerai bientôt).

Bref, avant de dire aux autres quoi faire ou changer la société, il faudrait commencer par ce changer soi-même et développer sa capacité de compréhension (condition pour augmenter la capacité d’action utile).

Bref, l’écologie des petits gestes est une pseudo-écologie.

Un autre exemple d’hypocrisie

L’hypocrisie de cette prétention à l’impuissance m’a récemment frappée dans un autre article (oui, encore de positivr, c’est un peu un nid):

Les types sont des milliers et, au lieu d’utiliser leur capacité d’action à quelque chose d’utile, ils « désobéissent », demandent que d’autres agissent et font du bruit.

A la place, ils auraient pu travailler à comprendre les dynamiques qui causent les problèmes climatiques, comme ce que j’ai fait avec l’agribashing. La première chose serait de mieux comprendre la société.

Le truc c’est que ça, c’est très difficile. Cela suppose de se remettre en question et d’ouvrir son monde à d’autres réalités. Or, l’objectif, rappelez vous, est de se donner bonne conscience.

Bref, on a vraiment la caricature du militant oisif qui ne sait que réclamer.

Lilian Thuram vient de publier un livre « la pensée blanche » et, à cette occasion, a livré un interview à Le Monde, que je vais commenter rapidement ici.

Déroulé

On commence par un lieu commun très correct : on ne nait pas « noir », on le devient. La manière qu’a l’individu et la société d’appréhender la couleur de peau des gens n’est effectivement pas quelque chose d’innée. C’est comme le genre : c’est la manière qu’a le social d’appréhender le génétique.

« en créant la figure du Noir dans le contexte esclavagiste et colonial, les sociétés européennes ont inventé, par voie de conséquence, celle du Blanc. »

Cela me semble difficilement défendable: il y avait déjà des noirs en Europe à la Renaissance

Il continue :

Idéologie politique qui a divisé l’humanité pour mieux en exploiter une partie, la pensée blanche a ainsi forgé des catégories sociales qui continuent d’opérer dans les représentations et les imaginaires actuels et sont toujours projetées sur les individus, qu’ils soient fraîchement arrivés du continent africain ou français de peau noire depuis des générations.

« pour mieux en exploiter une partie » => Red Flag : on impute une intention sans la démontrer. Or, les discriminations viennent souvent simplement de la volonté de groupes sociaux de se différencier. Regardez autour de vous, c’est partout: nerds, geeks, sportifs, clubers … il y a une infinité de sous-cultures qui se discriminent les unes les autres.

L’auteur laisse en outre présumer que cela viendrait d’un groupe de personnes dominantes, ceux qui chercheraient à « exploiter » les autres. Ca sent le marxisme complotiste …

Dans mon livre, je relate cette histoire : j’ai demandé à un ami d’enfance, blanc de quelle couleur j’étais. Il m’a répondu « noir ». C’était une évidence. Je lui ai demandé ensuite de quelle couleur il était, lui. Il m’a répondu : « Je suis normal. » Il n’y a rien de méchant dans ce qu’il m’a dit, mais cela montre à quel point il a été éduqué à se penser comme étant la norme. Or la normalité ne se questionne jamais.

Non, ça ne montre rien: 1/c’est juste une anecdote sans la moindre portée 2/ cela ne dit rien de ce qui se questionne ou pas (qu’est-ce que ça veut dire du reste ?).

En France, la question raciale est vue comme lointaine

Euuh what ? Le rejet du FN, les accusations de racismes contre Sarkozy, etc. C’est lointain ?

Le privilège blanc est un privilège existentiel, celui de n’être jamais discriminé du fait de sa couleur.

Ok, donc ça n’existe pas.

Toute caractéristique visible entraîne « discrimination ».

En affirmant qu’il y a une pensée blanche, en lieu et place d’une pensée raciste, n’y a-t-il pas un risque ?

– Ce serait le cas si l’on parlait de la pensée des Blancs et non de la pensée blanche. Mais la pensée blanche n’est pas la pensée des Blancs. C’est une pensée qui est devenue une norme mondiale et qui peut aussi être celle de non-Blancs qui estiment qu’être blanc, c’est mieux.

Cela ne suffit pas à lui nier la caractéristique de raciste. Pourquoi ne pas parler de « racisme pro-blanc » plutôt que de laisser l’ambiguité ? S’agit-il de flatter les racistes anti-blancs ? Ou la gauche (blanche) française avide de s’auto-flageller ?

Notez qu’on retrouve la distinction entre « domination des hommes » et « domination du masculin » qui sépare les féministes radicaux des bourdieusiens.

Il y a une hypersensibilité sur cette thématique qui nous empêche d’avancer.

En dehors des racistes et des antiracistes, qui en parle ?

Il faut bien comprendre qu’aborder la question de l’égalité des Blancs et des Noirs ne se fera pas contre les Blancs mais profitera, au contraire, à tout le monde.

Non, ça va développer encore plus le clivage, comme aux US. Si on veut arrêter de penser à quelque chose, c’est pas en y pensant qu’on réussit. C’est en réévaluant ses priorités et en réalisant qu’on a des choses vachement plus importantes à faire qu’être débiles.

Cette pensée blanche, dites-vous, est née du système capitaliste. Comment lutter contre le racisme sans en sortir ?

Red flag : Ok, ça c’est du foutage de gueule politicard. Le racisme n’a pas de régime politique.

Tous les systèmes politiques liés à la racialisation ont été forgés par une élite intellectuelle, financière et politique.

Bon, « marxisme complotiste » validé.

La ségrégation ou l’apartheid n’ont pas été mis en place par les Blancs les plus pauvres.

Je l’encourage à lire « L’école des ouvriers » de Paul Willis, où des enfants d’ouvriers se discriminent allègrement sans assistance ou action « des riches ».

Bref, c’est un effet de loupe malhonnête qui s’adresse à ceux qui n’ont jamais trop creusé ces questions.

Le racisme est l’expression d’une volonté politique.

Intentionnalisme, erk.

Nous devons faire le lien avec le sexisme, le racisme lié à la couleur de peau ou à la religion, l’homophobie. A chaque fois, ce sont les mêmes mécanismes qui opèrent.

Plutôt que d’énumérer sans fin les « discriminations », il serait peut-être temps de voir que c’est avant tout notre rapport à la différence qui est en jeu ?

Conclusion

Au final, on a des propos qui ressemblent beaucoup à ceux d’un sociologue, il y a probablement pas mal de recherches et de nuances.

Le problème est qu’aujourd’hui l’essentiel de la sociologie est purement militante et n’a aucune intégrité intellectuelle. On sent ces dérives ici, avec des effets de loupe et des allégations non-justifiées (arrangeantes pour le storytelling présenté) à plusieurs reprises (rq: cela ne présume pas de l’intégrité de l’auteur, il a très bien pu être lui-même victime de ces effets de loupe).

Ce livre s’inscrit probablement dans le cancer militant:

  • Il donne des outils pour alimenter le racisme (puisqu’il y a une pensée blanche, il faudrait une pensée anti-blanche : hé oui, la question de l’appellation n’est pas neutre)
  • sans rien changer au racisme (je ne pense pas qu’il apporte la moindre innovation au domaine, surtout si on prend en compte la littérature américaine).

C’est toutefois le premier que je lis qui mets aussi clairement en évidence comment la gauche absorbe l’antiracisme. Je le lirai probablement.

La Confédération Paysanne a une place assez spéciale dans l’agribashing:

Tout en étant largement portée par des agriculteurs (elle obtient entre 15 et 20% des suffrages aux élections des chambres d’agriculture, en faisant le second syndicat agricole), elle est menée par une des grandes figures de l’agribashing : José Bové.

Il a encore démontré récemment son adhésion à l’agribashing à la sortie d’un rapport sénatorial évoquant, entre autre, le glyphosate.

Le rapport

Ce rapport rappelait notamment que de nombreuses agences sanitaires, dont la FAO et l’OMS, ont estimé que le glyphosate n’était pas cancérigène.

Une partie des avis.

Notez que ce n’était pas le point central du rapport, qui portait sur l’ « Evaluation des risques sanitaires et environnementaux par les agences » et critique les pratiques de Monsanto (p.77 et s.; 123 et s.) et rapportent les critiques formulées par Foucard et Horel (p.96).

Les réactions des leaders de la confédération paysanne

Les commentaires de José Bové sont clairs:

https://twitter.com/josebove/status/1127640163885232134?
  • « Cela fait partie des éléments de langage sortis régulièrement pour essayer de discréditer tous les rapports scientifiques » (FranceInter)
  • « Les parlementaires ont repris le discours prémâché de Monsanto et la façon dont ils analysent les études scientifiques »; « Il juge que c’est très clairement la logique des lobbies qui est à l’oeuvre. « Il serait intéressant d’aller plus loin pour savoir si les parlementaires ont été approchés », interroge le député européen. « Une fois de plus on a un enfumage XXL signé Monsanto«  RTL
  • « Sollicité par La Dépêche du midi, le député européen José Bové dénonce ce rapport, qualifiant le travail des sénateurs concernés « de révisionnisme environnemental. Quand certaines personnes affirment que le glyphosate n’est pas dangereux, c’est comme celles qui prétendent que le réchauffement climatique est un fantasme. Ce discours ne tient pas la route. »«  Ouest-France

Ainsi, on voit:

  • du complotisme très violent, puisqu’il concernerait le Sénat (et en creux toutes les agences sanitaires qu’il reprend)
  • un mensonge éhonté (la science affirmerait que le glyphosate serait cancérigène)
  • la « prise en otage » de tout ce qu’on admet globalement en accusant de révisionniste un fait avéré. Non seulement c’est un mensonge, mais en plus cela laisse entendre que tout ce qu’on admet savoir (ex : la Terre est à peu près ronde) pourrait être faux. Bref, du pain béni pour les platistes et autres complotistes.

L’économie de la dénonciation en action

A chaque fois que j’entend José Bové parler, je me souviens qu’un député européen gagne 6.962,95€ net par mois (!!!), plus plusieurs milliers d’euros d’indemnités (si j’ai bien compris : 4503€/mois pour les frais de voyage PLUS une « indemnité de séjour » de 323€/jour en séance PLUS une indemnité forfaitaire de frais généraux de 4563€/mois).

D’agriculteur (revenu moyen 1 390€) à député européen, c’est une belle augmentation, non ?

De là à penser qu’il mente / diffuse des idéaux complotistes, etc. pour être réélu et maintenir son statut social … Faut-il beaucoup d’imagination?

Notez que, comme toujours quand je souligne ce genre de choses, il ne s’agit pas de dire que « tous les députés sont pourris / intéressés, etc. », mais que lorsque l’un d’eux montre aussi peu d’égards pour la qualité de son travail en faisant dans la démagogie pure, on doit se poser des questions.

Autres observations

L’article de France Inter est assez scandaleux (ce qui n’est du reste pas rare):

  • Il écrit « Ce constat a fait bondir les détracteurs de cet herbicide, déjà classé comme « cancérigène probable » par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) en 2015). », alors qu’il s’agit du CIRC (qui a vocation à attirer l’attention des scientifiques sur un risque potentiel. Les scientifiques ont tranché : il n’y en a pas/n’est pas signifiant).
  • Il ne rapporte les réactions que d’agribashistes notoires (José Bové, Cédric Villani, François Veillerette).
  • Il reprend les propos de Veillerette comme s’il s’agissait de ceux d’un grand scientifique qui serait plus au fait des choses que les sénateurs et les scientifiques : « François Veillerette, le co-fondateur et porte-parole de l’ONG Générations Futures, interrogé sur France Info, a dénoncé une « contre-vérité, d’une énormité colossale au niveau scientifique », et explique que plusieurs études scientifiques montrent déjà les risques du glyphosate grâce à des tests sur des rats et des souris.  « Il y a un certain nombre de cancers qui sont pointés, qui touchent les reins, le sang […] C’est plus fréquent chez les animaux qui sont les plus exposés à l’herbicide ». Il précise enfin que cette étude a même « été intégrée dans le rapport d’évaluation au niveau européen ».  »

Cette citation de José Bové interroge sur le plan linguistique : « Ce n’est pas la première fois que cet office du Parlement défend des positions qui vont à l’encontre des faits scientifiques avérés ». Le Sénat est une partie du Parlement. Pourquoi utiliser le terme « office » ? Cela m’évoque une connotation un peu complotiste, comme parler d’une institution « godillot » qui ferait simplement courroie de transmission.

On peut se demander si une analyse linguistique de ces discours complotistes et de leur vocabulaire spécifique ne permettrait pas de les repérer.

Joel Labbé, sénateur écologiste du Morbihan a aussi des commentaires extrêmes :

« Joël Labbé, sénateur écologiste du Morbihan, tombe des nues, ignorant totalement la publication imminente de ce rapport sénatorial. « Je n’en ai eu aucun écho. Par hasard, il arrive juste après la révélation des personnes fichées par Monsanto. C’est grave. Cela montre combien le lobby glyphosate est encore très puissant au Parlement. Et nous savons pertinemment que des scientifiques roulent pour le lobby. »

Joël Labbé compte s’adresser rapidement au président du Sénat, Gérard Larcher, afin de lui demander la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire sur le fichage opéré par Monsanto. »

Ouest-France

On a tendance à croire que le militantisme est quelque chose d’altruiste, un « don de soi ». Il y a pourtant toute une économie derrière cette activité.

C’est Daniel Gaxie qui a, le premier, mis en évidence cette imposture dans son article « Économie des partis et rétributions du militantisme » (In: Revue française de science politique, 27ᵉ année, n°1, 1977. pp. 123-154), que nous allons présenter ici.

Le point de départ : les partis politiques

L’article commence par :

« Prendre au sérieux l’analyse wébérienne des dirigeants des partis comme entrepreneurs politiques « intéressés au premier chef par la vie politique et désireux de participer au pouvoir »’, conduit nécessairement à voir dans les organisations politiques l’un des moyens d’une stratégie d’occupation des postes étatiques. » (Il fait ici référence à « Le savant et le politique » de Max Weber.)

Il évoque ensuite l’étude de R.T.McKenzie, British political parties, montrant que « les organisations de bases sont les « servantes » du groupe parlementaire et plus généralement que tout le parti est un instrument dont les dirigeants se réservent d’user. »

Le cadre est clair : nous allons parler du pouvoir politique au sens classique, c’est-à-dire des partis politiques.

Plus précisément, Gaxie se propose de réfléchir aux stratégies des dirigeants politiques pour « réunir les moyens nécessaires » à la conquête du pouvoir politique.

Il serait possible de payer la force de travail, qu’il s’agisse

  1. de prestataires temporaires utilisés pour répondre aux besoins humains des campagnes électorales (collage d’affiches par exemple). Ce serait le propre des « partis de cadres« , qui ont les moyens financiers suffisants.
  2. « s’assurer les services d’un personnel permanent en échange d’un emploi à la discrétion du parti. » Ce serait la marque de fabrique du « parti de patronage qui réserve à ses membres les nombreuxpostes de l’appareil administratif soumis à l’élection, utilisés dès lors comme rémunération indirecte de l’activité proprement politique des adhérents ». Cette forme d’organisation a largement décliné, notamment en raison de « la généralisation des règles de recrutement propres à la fonction publique » (= le concours).
  3. « créer une organisation de masse regroupant des militants animés par la défense d’une « cause ». »

C’est cette dernière forme d’organisation qui va l’intéresser. En effet, elle poserait le problème de la récompense du militantisme.

Les rétributions du militantisme en politique

Le militantisme apporterait différents types de rétributions.

L’insuffisance de l’attachement à la cause

Gaxie reconnaît que « l’attachement à la cause » est une variable :

« L’attachement à la cause, la satisfaction de défendre ses idées, constituent ainsi des mécanismes de rétribution de l’activité politique au même titre que la rémunération financière ou l’obtention d’un emploi. »

p.125

Toutefois, pour que « l’attachement à une cause » puisse être un facteur déterminant dans l’engagement militant … encore faudrait-ils que l’acteur connaisse la « cause » en question.

C’est pourtant rarement le cas. Par exemple,

« les travaux de Samuel Barnes sur la fédération d’Arezzo du parti socialiste italien montrent que 17% seulement des adhérents de cette fédération maîtrisent réellement l’idéologie de leur parti et que la majorité d’entre eux ne peuvent que formuler des appréciations ponctuelles, erratiques et décontextualisées. »

p.127

En outre, les logiques de l’action collective font que les agents ne seraient pas suffisamment motivés (il se fonde ici sur Olson M., « The logic of collective action. Public goods and the theory of groups », Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 4e éd. 1974, (lre éd. 1965), 186 pages.) avec seulement « l’attachement à une cause ».

Gaxié conclut :

« Sans nier que les mobiles idéologiques puissent être dans certains cas un facteur de mobilisation politique, on peut s’attendre à ce que d’autres incitations viennent les appuyer et les renforcer et que ceux qui consacrent leur temps et leur énergie à un parti soient rétribués d’une manière ou d’une autre. »

p.128

L’emploi

Tout d’abord, le militantisme ouvre la porte à des emplois. Que ce soit

  • en interne, avec des postes de « permanents » dans les partis politiques, assistants parlementaires, etc.
  • à travers le pouvoir de nomination, qu’il s’agisse de cadres (direction d’administrations ou d’entreprises publiques) ou de postes moins importants.

Ce clientélisme peut être très fort :

« L’observation d’une organisation étudiante de base d’un parti français fait ressortir que plus du quart des militants, parmi les plus actifs, avaient trouvé leur premier emploi à l’intérieur du parti. »

p.129

En outre, ces postes peuvent aussi apporter « de multiples gratifications symboliques — prestige, honneurs, puissance — ».

Récompenses symboliques

« La participation aux directions d’un parti à tous les niveaux, en sus
d’une activité professionnelle extérieure, procure ainsi toute une gamme
de rémunérations symboliques et crée par là même un intérêt au
militantisme.

Outre l’estime, l’affection, l’admiration, le prestige, voire la crainte qu’elle peut susciter dans le parti, une responsabilité « à la base » donne par exemple l’occasion d’exercer des fonctions de représentation, de signer dans la presse locale, de participer aux festivités, de siéger au conseil d’administration de nombreuses associations et son titulaire devient ainsi une notabilité connue, bénéficiant de l’attention et souvent de la considération de ses concitoyens. »

p.130

Au delà des récompenses matérielles directes, les fonctions militantes peuvent donc apporter des gratifications symboliques (qui ont, pour beaucoup, une valeur professionnelle et morale).

L’image et la visibilité peuvent être aussi intéressants pour la presse :

« Les journaux, les revues et les collections des organisations politiques procurent de la même façon des moyens de publication et une audience que la plupart de leurs membres ne pourraient obtenir en dehors du parti. »

De même pour les intellectuels :

« En devenant les économistes, les historiens ou les idéologues plus ou moins officiels des partis, certains d’entre eux se trouvent en effet placés sur le devant de la scène publique sans avoir à suivre le cursus honorum habituellement exigé et acquièrent ainsi une renommée qu’une carrière strictement académique ou scientifique leur permettrait difficilement d’atteindre. »

p.137

Le lien social

Enfin, il y a une dimension sociale au militantisme :

« La camaraderie, les plaisirs des « collages », des « ventes » et des « porte à porte », la solidarité, la cohésion, la communauté de goûts et de sentiments, l’identification à un groupe, les joies de la victoire, les réconforts mutuels dans la défaite ou dans les malheurs individuels, les risques et les épreuves affrontés en commun, les réunions où se retrouvent les vieux amis et où s’égrainent les souvenirs, les controverses passionnées, les longues discussions poursuivies au café, l’affection, la complicité, l’amitié des militants procurent des joies que l’on peut juger prosaïques ou accessoires, mais qui constituent pourtant un puissant moyen d’attachement au parti.« 

p.137

Plus prosaïquement, l’intégration sociale des membres est une rétribution sociale intéressante.

« Les organisations politiques deviennent ainsi l’un des facteurs principaux de structuration de l’existence de leurs membres et remplissent une fonction d’intégration sociale d’autant plus importante que ces derniers sont plus militants comme en témoigne la relation entre la part des pratiques sociales effectuées dans le parti ou le taux d’endogamie partisane et le niveau d’activité. »

p.138

Les relations sociales peuvent aussi être un atout commercial important, par exemple pour les commerçants, médecins et autres professions libérales. (p.136)

Un moyen d’ascension sociale fantastique

Les rétributions proposées sont particulièrement intéressantes pour les prolétaires, qui ont ainsi accès à des emplois d’un statut qu’ils n’auraient pas pu atteindre autrement.

Plus largement, l’image et les connexions sociales apportées sont un mode d’ascension sociale particulièrement intéressant.

« Plus généralement, les contacts à l’intérieur du parti favorisent l’édification d’un capital de relations et en constituent même la source unique pour ceux qui sont dépourvus d’autre capital social. Ce réseau de solidarité offre de multiples avantages à ses membres qui peuvent ainsi trouver un logement, une situation, voire certains biens et services sans se soumettre aux conditions ordinaires du marché. »

p.136

L’économie du militantisme en politique

De manière générale, Gaxie déduit quelques mécaniques politiques de ce qu’il a observé, notamment sur les facteurs d’adhésion (p.143) ou de démission du parti (p.142) ou encore sur les scissions (p.146). C’est complexe et dense, je n’arrive pas à tout synthétiser.

Ce n’est pas qu’une question d’intérêt

Gaxié est très prudent et rappelle plusieurs fois qu’il suppose que, s’il y a des intérêts, il y a aussi des logiques désintéressées (l’adhésion à la cause).

« Sans postuler une sorte d’égoïsme ou d’utilitarisme universels, ni porter un jugement éthique, on ne voit pas pourquoi des hommes quivivent de la politique ne se préoccuperaient pas eux aussi d’assurer leur sécurité matérielle ni pourquoi, ceux qui vivent pour la politique, ne seraient pas attirés par les gratifications symboliques que les autres agents sociaux recherchent dans leur vie quotidienne. »

L’important dans ce qu’il écrit est de révéler l’existence de ces intérêts, pas d’alléguer leur hégémonie. En effet, ils sont niés par les militants.

Des intérêts niés

L’importance des « rétributions du militantisme » est niée par les militants, pour qui elles ne sont que des effets secondaires, des « sous-produits » de leur engagement.

« Alors que le militantisme s’analyse objectivement comme une contrepartie des gratifications offertes par le parti, les avantages que les adhérents obtiennent à travers lui — lorsqu’ils trouvent par exemple un emploi ou un logement — et dont ils parlent souvent sur le ton de la plaisanterie, n’en sont à leurs yeux qu’un sous-produit commode mais nullement recherché. […]

A l’instar des Eglises, l’activité partisane est toujours peu ou prou vécue à travers les mobiles acceptables pour l’institution. L’idée même d’une carrière est d’ailleurs explicitement refusée dans la plupart des cas, et les militants objectent souvent qu’ils ne recherchent pas des avantages mais qu’ils essayent d’être les meilleurs propagandistes de leur parti.« 

Expliquer les partis de masse

Ce système d’incitations aurait été développé pour répondre à un manque de moyens de dirigeants qui ne pouvaient pas s’appuyer sur leur pouvoir financier (payer des prestataires) ou des permanents « clients » (clientélisme) pour faire le travail politique.

« A l’inverse, les partis de masse apparaissent bien comme la solution trouvée par un personnel politique d’origine sociale plus basse pour accéder au pouvoir. Devant recruter des militants sans pouvoir les rétribuer financièrement ou par le moyen du patronage, ces partis ont alors développé un ensemble de rémunérations objectives permettant de les attacher à l’organisation. »

Conclusion

Au final, on a un article très complexe, très dense, qui pose tout un champ de recherche. Une question me frappe en le lisant : pourquoi est-ce qu’on n’en entend pas parler ?

Je pense que ces citations résument le mieux son article :

« Devant recruter des agents sociaux faiblement politisés et mal préparés intellectuellement à maîtriser une idéologie politique complexe, ils fonctionnent parce que, précisément, les mobiles idéologiques ne sont pas les facteurs déterminants de l’adhésion et de la participation aux activités partisanes et qu’ils sont en mesure d’offrir des rétributions d’une autre nature.

Ils fournissent ainsi des avantages non collectifs auxquels leurs membres sont susceptibles d’accorder du prix et peuvent s’attacher des adhérents dotés d’une faible compétence politique, former certains d’entre eux et financer grâce aux cotisations l’activité politique professionnelle des dirigeants. »

« En offrant de puissants mobiles et stimulants symboliques, les partis de masse donnent un sens à la vie et à l’activité de leurs membres et s’analysent dès lors comme la réponse à la nécessité de recruter des partisans devant laquelle un personnel politique dépourvu d’autres ressources se trouve placé. »

p.126

P.Willis a, dans les années 70, suivi plusieurs groupes d’élèves mâles blancs issus, pour la plupart, de la classe ouvrière et fréquentant des écoles situées dans une ville industrielle anglaise. À travers ces enfants, le chercheur a pu voir se dessiner une « culture anti-école » chez ceux qui s’appellent « les gars » (the lads).

Celle-ci, même si elle est pensée comme une forme d’émancipation, elle amène en réalité ceux y adhérant vers le métier d’ouvrier et, en plus, les y prépare. Ils ont en effet essentiellement pour objet de revaloriser leur estime d’eux-mêmes et d’habiller la nature répétitive et aliénante des tâches auxquelles ils se sont condamnés. S’ils parviennent à percevoir cette réalité et souhaitent en sortir, il est souvent trop tard.

« dès le commencement, le jeune ouvrier aura sans doute construit une famille, une maison et des engagements financiers personnels qui interdisent un retour non-rémunéré vers l’école. […] L’enchantement culturel a duré, semble-t-il, juste assez longtemps pour le livrer de l’autre côté des portes closes de l’usine. »

p.196

Nous allons surtout nous intéresser à la manière dont « les gars » habillent la réalité.

La culture anti-école

La culture anti-école décrite par Willis s’exprime dans les grandes lignes par l’opposition à l’autorité, la valorisation de certains plaisirs et une forte violence.

Opposition à l’autorité et au conformisme

La dimension « la plus fondamentale, la plus évidente » est l’opposition à l’autorité. Elle se manifeste de nombreuses façons :

  • dans la classe, par une guérilla, à travers « d’innombrables petites actions » (p.21), ou même par une guerre ouverte, à travers des échanges verbaux violents ou des transgressions ouvertes, comme le fait d’arriver saouls en classe), contre les enseignants ;
  • par le mépris et les brimades contre les conformistes, les « fayots » ;
  • ou encore par la commission d’infractions, souvent par simple amusement ou défi (ex : des dégradations dans les musées, p.57).

Une culture hédoniste

L’opposition à l’autorité se manifeste beaucoup à travers toute une culture hédoniste, valorisant le tabac, l’alcool, la séduction et les sorties.

Ainsi, la plupart des gars consomment du tabac, qui semble s’inscrire dans une ritualisation de la transgression :

« La quintessence de l’usage du tabac à l’école, c’est la cigarette devant le portail. Une grande partie du temps des gars est passée à planifier quand ils vont pouvoir fumer et « se tirer » de classe pour « fumer en douce ». »

p.32

« Dans le contexte de la guérilla permanente à l’intérieur de l’école, une des façons les plus révélatrices qu’ont les gars de repérer ceux qui sont bien disposés envers eux dans le camp ennemi […] est de voir quels enseignants, en général les plus jeunes, ne réagissent pas devant ceux qu’ils ont vus sans équivoque avec une cigarette allumée. »

p.33

C’est aussi un moyen de se distinguer des fayots. (p.32)

De même, ils boivent beaucoup d’alcool et fréquentent les pubs. Ces derniers sont aussi des sources de reconnaissance :

« Pour eux, le plus important est d’être acceptés par le patron du pub et par les clients adultes du pub qui leur paient à boire et leur posent des questions sur leur futur travail. »

p.36

C’est aussi un acte de défiance : ils peuvent ainsi arriver à l’école « en retard, puant l’alcool et, dans certains cas, ivres. » (p.36)

De même pour le style vestimentaire, qui « est d’une grande importance pour les gars » (p.30) et canalise beaucoup « le conflit entre personnel et élèves » (p.31).

Il a aussi une dimension sociale :

« Le style vestimentaire des gars est évidemment lié de très près à tout ce qu’ils considèrent comme faisant partie de leur séduction personnelle. Porter des vêtements chic et modernes est pour eux l’occasion, tout en faisant un doigt d’honneur à l’école et en se différenciant des fayots, de se rendre plus séduisant pour le sexe opposé. »

p.31-32

Rigolade

« La « rigolade » est un outil à multiples facettes d’une importance extraordinaire dans la culture anti-école. »

p.52

La rigolade est, pour les gars,

  • un signe distinctif (« On peut les faire rigoler, mais ils peuvent pas nous faire rigoler. » p.52)
  • une manière d’habiller l’ennui (p.52)
  • de manière générale, une manière de gérer les événements (« Si on peut rigoler, si on peut se faire rigoler, je veux dire que ça soit vraiment convaincant, ça peut vous sortir d’un million de situations. […] Putain, on deviendrait dingue si on n’avait pas une bonne rigolade de temps en temps. » Joey p.53)
  • une activité simplement récréative, qui permet de créer le désordre / s’opposer à l’autorité (dire aux 5e que le principal veut les voir, p.54 ; nouer les fils d’un projecteur, p.55 ; déplacer un panneau « à vendre » sur la maison adjacente, idem pour le panier de bouteilles de lait, p.56 ; etc.).

Une culture violente

La violence physique apparaît comme l’une des grandes valeurs définissant l’ordre social au sein de la bande et vis-à-vis de l’extérieur :

« Les interactions et conversations à l’intérieur du groupe prennent souvent la forme de « mises en boite ». Ils sont très physiques et brutaux les uns envers les autres : coup de poing et de pied, karaté, prise de catch, bourrades, bousculades et croche-pieds dirigés vers un individu en particulier pendant de longues périodes, parfois jusqu’à le faire pleurer. »1

p.58

« La violence et le jugement porté sur la violence forment le noyau fondamental de l’ascendant des « gars » sur les conformistes, presque de la même façon que le savoir l’est pour les enseignants. »

(p.61

« La violence marque le dernier pas dans le système informel du prestige et son ultime validation. Refuser de se battre ou se défendre faiblement est désastreux pour le prestige informel et la réputation masculine de quelqu’un. »

p.63

« C’est la capacité rarement testée de se battre qui renforce un prestige habituellement fondé sur d’autres aspects : présence masculine, appartenir à une famille « célèbre », être drôle, être bon dans l’ « arnaque », étendue des contacts informels. »

p.64

La violence a aussi un rôle hédoniste, vaincre l’ennui par l’excitation, et moral, l’incarnation d’une lutte contre l’autorité.

« Dans cette violence, s’exprime un engagement total, bien qu’indéterminé, dans une forme de révolte aveugle ou diffuse. Celle-ci brise la tyrannie traditionnelle de « la règle ». Elle s’y oppose avec machisme. C’est là l’ultime façon de briser un flux de sens peu satisfaisant, imposé par la hiérarchie ou par les circonstances. »

p.62

La violence se retrouve également dans des idéaux sexistes (p. 77 et s.), homophobes et racistes (p. 84 et s.) extrêmement durs :

« Quand on a été avec l’une d’elles genre une fois, genre une fois qu’on a terminé, eh bien elles ne sont plus que des paillassons après, elles vont avec tout le monde. Je crois qu’une fois qu’elles y ont eu droit, elles en veulent tout le temps, peu importe avec qui. »

p.78

« Si la violence n’est pas physique, elle est néanmoins verbale, fréquente et dirigée vers les « Wogs » [Nègres] ou les « bâtards de pakis ». Avoir une couleur de peau différente suffit à justifier une attaque ou une intimidation. »

p.85

Plus largement, elle se retrouve dans la communication en général, un peu comme l’accessoire de la virilité :

« De manière générale, l’ambiance de violence, avec ses connotations de virilité, s’étend à la culture tout entière. L’aspect physique de toutes les interactions, les bourrades et bagarres feintes, la frime devant les filles, les démonstrations de supériorité et l’humiliation des conformistes, tout cela est tiré de la grammaire des véritables situations de bagarre. »

p.65

Des dimensions interconnectées

Ces aspects sont étroitement liés entre eux. Par exemple, le besoin d’argent issu de l’hédonisme va alimenter la propension à voler ; la « rigolade » pourra être équivalente à de la violence ou la produire ; etc.

Voici un passage liant cet hédonisme et la violation de la loi :

« Au musée, « les gars » sont pareils à une invasion de sauterelles dévorantes qui souillent toute la pompe et la dignité du lieu. Dans une reconstitution de pharmacie victorienne où est indiqué clairement et sans ambiguïté « interdiction de toucher », « les gars » tripotent, manipulent, poussent, tirent, essayent et abîment tout ce qu’ils peuvent. »

p.56-57

« PW : Quel est le contraire de l’ennui ?

Joey : L’excitation.

PW : Mais c’est quoi l’excitation ?

Joey : Défier la loi, genre violer la loi.

Spike : Voler

Spansky : Traîner dans les rues. […] »

p.61

Cet autre passage lie la violence avec le rejet de l’autorité :

« Dans cette violence s’exprime un engagement total bien qu’indéterminé dans une forme de révolte aveugle ou diffuse. Celle-ci brise la tyrannie de « la règle ». Elle s’y oppose avec machisme. C’est là l’ultime façon de briser un flux de sens peu satisfaisant, imposé par la hiérarchie ou par les circonstances. C’est une des façons de donner sur-le-champ de l’importance au terre à terre. »

p.62

Une valorisation de soi

La valorisation de soi ressort comme un élément important de la culture anti-école.

Elle se voit par exemple à travers la dévalorisation du savoir livresque, abstrait, par rapport au savoir « pratique ». Ce sentiment de supériorité s’étend même contre les enseignants, qui ne connaîtraient rien « au monde », ayant été à l’école toute leur vie (p.71) :

« Le rejet du travail scolaire par « les gars » et le sentiment omniprésent qu’ils en savent plus que les autres trouvent aussi un écho dans le sentiment massivement répandu à l’atelier, et plus généralement dans la classe ouvrière, que la pratique vaut mieux que la théorie. »

p.99

L’argent qu’ils tirent de leurs petits boulots est aussi source de fierté :

« Il ne fait aucun doute que cette capacité à « s’en sortir » dans le « monde réel », à se retrouver parfois avec de grosses sommes en liquide […] et à traiter avec les adultes presque à égalité renforce leur confiance en soi et leur sentiment, à ce moment-là en tous cas, qu’ils « savent mieux » que l’école. »

p.70

Enfin, cette valorisation s’accompagne d’une dévalorisation de tout le reste. Ils méprisent les autres façons d’être (Hippies, fayots, amateurs de rock « avec des cheveux longs, plutôt débraillés », etc. p.68) et, comme nous l’avons vu, les non-caucasiens, les femmes et les homosexuels.

Ainsi, grâce à la culture anti-école, ils peuvent se sentir fiers d’être de futurs ouvriers.

L’école des ouvriers

Il y a une forte similarité entre la culture des gars et celle de l’atelier (= de l’usine). On retrouve la même logique d’appropriation de l’activité :

« ce qui demeure central dans la culture d’atelier c’est que, en dépit des conditions difficiles et des contraintes de l’encadrement, ceux qui y participent sont en quête d’un sens et imposent des structures. »

p.92

On retrouve aussi les mêmes valeurs :

  • les caractéristiques idéales : virilité, violence, vivacité d’esprit, habileté, rigolade …
  • l’opposition à l’autorité à travers une résistance sourde, une opposition toujours présente et tacitement négociée et renégociée avec les encadrants (p.94)

On va aussi retrouver l’habillage d’une réalité pénible et dévalorisante en quelque chose d’exaltant et de prestigieux ; le fonctionnement en groupe informel (p.95) ; la lutte contre les conformistes (avec la figure du mouchard qui remplace celle du fayot) (p.96-98) ; le sentiment que la pratique vaut mieux que la théorie (= ils en savent plus que les « savants ») (p.99).

Cette similarité s’explique probablement par la proximité avec le monde ouvrier. Elle se fait souvent à travers les parents, qui sont eux-mêmes ouvriers (p.175) et tendent à légitimer la relation de l’élève à l’enseignement. (p.133) Par exemple, après un épisode où les gars sont arrivés ivres en classes :

« Certains parents des gars partagent le point de vue que leurs fils ont de la situation. En tout cas, aucun d’entre eux n’accepte l’offre du principal de venir le voir. »

p.38

Elle résulte aussi de la socialisation des gars, qui côtoient des adultes au pub et lors de leurs petits boulots.

1De manière intéressante, « C’est souvent la stupidité supposée de quelqu’un qui est en cause. » Il y a, plus généralement, une valorisation de l’intelligence (« les plus capables d’entre eux aiment être considérés comme « rapides » » p.59), qui se concrétise beaucoup par l’humour (« Pour eux, l’âme de l’humour est le fait de décrier tout ce qui est pertinent : une quête perpétuelle des faiblesses. Il faut beaucoup de talent et de connaissance culturelle pour monter de telles attaques, et plus encore pour y résister. » p.59).

Conclusion

Ainsi, on voit se dessiner un système complexe, très loin des préjugés (« ils sont bêtes », « ils font n’importe quoi », « c’est parce qu’ils sont pauvres ») qui contribue à pérenniser un certain ordre social.

Surtout, on voit à quel point il est fermé est s’auto-alimente : il apporte des récompenses importantes, avec sa logique hédoniste, qui coutent suffisamment pour détourner complètement ces élèves de l’école.

Ainsi, je parle beaucoup de ce livre dans « Le côté obscur de la raison, l’Antéconcept. »

J’en parle également dans « Les contenus scolaires, sources d’inégalités ? »

Célestin Freinet est le fondateur de la méthode du même nom et un personnage intéressant du début du XXe siècle et dont toute la vie a tourné autour de la pédagogie.

On peut distinguer plusieurs phases :

  • l’élève
  • le combattant
  • l’enseignant
  • la seconde guerre mondiale

Nous avons beaucoup de chance, parce qu’Emmanuel Saint-Fuscien, un historien s’intéressant aux enseignants ayant participé aux guerres mondiales, a fait la biographie de C.Freinet. Nous nous réferrons essentiellement à son travail.

L’élève

Enfant

Célestin Freinet nait à Gars, un tout petit village des Alpes-Maritimes (204 habitants), en 1896 d’un père agriculteur et d’une mère épicière. Le foyer est suffisamment « confortable » pour héberger, en plus des 4 enfants du couple, 2 enfants de l’Assistance publique.

Ecolier

Bon élève, il réussit son certificat d’études en 1909, va en école primaire supérieure. En 1912, il obtient son brevet élémentaire, lui permettant d’enseigner (mais avec un statut précaire) et intègre l’école normale de Nice (la « voie royale » pour l’enseignement).

L’école normale

La formation qu’il y reçoit est très stricte : ils sont en dortoirs, se réveillent à 5 heure, se lavent et étudient dès 5h30. Ce n’est qu’à 7h30 qu’ils ont leur petit déjeuner. Ils doivent ensuite faire les lits, cirer leurs chaussures, amidonner leur chemise … Ils ont tous la même tenue : chaussures noires, chemise blanche, cravate noire, blouse noire.

« C’était la tenue du normalien à toute heure, même pour balayer et faire la gymnastique ! »

Journal d’un camarade de promotion de Freinet (Saint-Fuscien 2017, emp 214)

Et à la moindre incartade, la punition était sévère.

« L’alignement assuré, apparaissait l’Econome, avare de parole et de gestes, mais généraux de sanctions. Il avait vérifié d’un coup d’oeil la poussière sur les blouses, la sciure sur les souliers … Il notait le résultat de ses visites : lit mal équarri, table de nuit en désordre, livres non couverts … Verdict : « privé de sortie jeudi », « deux heures de privation ledimanche ». La méthode était glaciale mais efficace : au fil des jours, les infractions se faisaient rares. »

Journal d’un camarade de promotion de Freinet (Saint-Fuscien 2017, emp 214)

Ces pratiques, qui peuvent nous sembler terribles, étaient en fait assez ordinaires à l’époque (ce qui changera à après la guerre).

De manière générale, l’éducation de l’époque est très imprégnée de militaire, que ce soit dans sa discipline, comme nous venons de le voir, mais aussi de ses thèmes et de ses exercices: le tir au fusil.

« On s’imprégnait de poésies, de récits, de chants qui exaltaient l’amour de la patrie. On s’appesantissait sur l’histoire des batailles. »

Ancien élève-maître d’une école normale. (Saint-Fuscien 2017, emp 271)

La mobilisation : une transition

Beaucoup d’enseignant ayant été mobilisés, Freinet, qui n’a pas encore 18 ans, se retrouve devant une classe à Saint-Cézaire en octobre 1914. C’est toutefois un passage rapide : il va à Saint-Cyr (l’école militaire) le 10 avril 1915 pour devenir officier.

C’est en février 1916 qu’il rejoint le front et commence son journal.

Le combattant

« Vendredi 25 février 1916. Parti de Lyon, 7 aspirants […]. Pas de train pour Belfort à cause du bombardement. Neige abondante. Comme on s’habitue à tout. Jamais je n’aurais cru partir au front avec cette belle humeur et ce je-m’en-foutisme. »

Carnet de guerre de Célestin Freinet (Saint-Fuscien 2017)

Celestin rejoint le 140e régiment d’infanterie à Belfort le 26 février 1916. C’est le début de sa campagne militaire.

Belfort, une zone calme

Elle ne commence toutefois pas vraiment sur les chapeaux de roues. C’est même tout le contraire : il attend et s’ennuie jusqu’à l’automne 1916. Il est dans une zone « calme », « sans engagement massif, mais où peuvent frapper à chaque mission de reconnaissance des balles plus ou moins perdues ou des obus hasardeux.

Son journal est toutefois marqué par l’attente et, surtout, sa souffrance du délitement de sa correspondance avec « Marie-Jeanne », rencontrée lors de son expérience à Saint-Cézaire. (Saint-Fuscien 2017 emp.348)

« Des balles perdues claquaient à droite et à gauche. Le village pouvait être détruit en un rien de temps, mais on ne tire que sur les routes. Et moi qui n’ai toujours aucune lettre. »

Journal de Freinet, le 18 avril, racomptant son « baptême du feu » (Saint-Fuscien 2017 emp.348)

Il culpabilise un peu de cette position loin des premières lignes, il a le sentiment d’être un « embusqué ».

Les tranchées

Il avait jusque là été épargné par Verdun, où son régiment avait déjà perdu un tiers de ses effectifs. Toutefois, le 3 septembre 1916, il rejoignait les premières lignes, notamment en Champagne et dans l’Aisnes.

Néanmoins, le secteur est en fait « très calme » (comparé au reste je suppose).

C’est pourtant l’ennui et l’absence de lettres qui le dérange le plus :

« Chaque jour pendant qu’on mange les obus font tomber la saleté dans la soupe. Et dire que c’est encore un bonheur ce présent. Ah, Dieu quelle vie et aucune lettre. »

Le journal de Freinet 9 septembre (Saint-Fuscien 2017 emp.428)

Son attitude très placide survit même à la « guerre des mines » : affrontements consistant à creuser des galleries pour aller poser des explosifs sous les positions ennemies. Ils étaient particulièrement angoissants à vivre : « Les soldats savaient, depuis leurs tranchées, que les galeries se creusaient. Ils ne pouvaient bouger ni fuir […]. » Ce fut « pour beaucoup l’un des souvenirs les plus marquants de la guerre. » (emp.751) [Anecdote : le personnage principal de la série « Peaky Blinders » était un de ces sapeurs, ce qui l’a traumatisé]

Son régiment est déplacé dans le Somme le 13 janvier 1917, puis au Chemin des Dames le 10 mai 1917 et prend part à de nombreux affrontements. Le 23 octobre, il participe à la bataille de Malmaison. Dès les premières minutes de l’engagement, il est gravement blessé (par un obus si j’ai bien compris) et évacué.

La blessure et la fin de la guerre

Au final, un point qui marque dans le portrait dressé par Saint-Fuscien est l’indifférence de Freinet pour la violence ou, plutôt, son absence de peur.

« Il faut ajouter que si Freinet exprime sa rage quand il évoque le désaveur de ses chefs, s’ils montre sa tristesse ou son accablement face à la solitude et une relation amoureuse qui se délite, il n’utilise pas les registres pourtant classiques de la littérature de guerre, ceux de l’effroi ou de la plainte quand il évoque les armes et leurs effets, y compris les plus terrifiants. »

Saint-Fuscien 2017 emp.808

L’ennui redouble après sa blessure :

« A l’abri désormais des vombats, des blessures et de la mort, il vit cette nouvelle expérience très sombrement. L’ennui traverse maintenant presque chaque ligne de son carnet. »

Saint-Fuscien 2017 emp.442

Il tente de se faire réformer, en vain, jusqu’au 6 novembre, où il est « réformé temporaire » pour « une blessure à la poitrine, un handicap au bras et une vaste cicatrice sur le dos. » 5 jours plus tard, c’était l’Armistice …

Saint-Fuscien résume:

« Au cours de cette guerre, il s’agit pour l’aspirant Freinet, comme pour beaucoup d’autres soldats, de tromper l’attente et de briser la solitude. »

Saint-Fuscien 2017, emp 469

Pour tromper cette solitude, il a notamment commencé du tabac, de l’alcool et à fréquenter des prostituées, mais je ne détaille pas. (C’est présenté comme très ordinaire pour l’époque)

L’enseignant

Une rentrée difficile

« Malgré ma respiration comprimise, j’aurais pu, peut-être, avec une autre pédagogie, accomplir normalement un métier que j’aimais. Mais faire des leçons à des enfants qui n’écouvent pas et ne comprennent pas (leurs yeux vagues le disent avec une suffisante éloquence), s’interrompre à tout instant pour rappeler à l’ordre les rêveurs et les indisciplinés par les apostrophes traditionnelles, c’était là peine perdue dans l’atmosphère confinée d’une classe qui avait raison de mes possibilité physiologiques. »

Saint-Fuscien 2017 emp.939

Le retour aux classes a été, de manière générale, très éprouvant pour les enseignants. Cela a également été le cas pour Célestin Freinet, qui rate sa rentrée 1919 et enchaine les arrêts maladie. Sa capacité respiratoire diminuée est un vrai handicap. Il enseigne toutefois, à Bar-sur-Loup, mais ses inspections (en 1920 et 22) sont très négatives, notamment parce que la discipline ne serait pas maintenue. Son inspecteur l’encourage à changer de voie.

« Arrêt maladie, demande de mutation, refus de poste, concours administratif : à sa façon, la rentrée de cet ancien combattant mutilé à 70% reflète assez bien les difficultées ressenties par toute une génération de jeunes maîtres éprouvés. Freinet « n’y est pas ». Sa guerre s’impose encore à lui […]. »

Saint-Fuscien 2017 emp.1063

Il écrit beaucoup. Il va notamment écrire des articles doctrinaux, des chroniques littéraires, des articles syndicaux et des analyses des travaux de pédagogues/psychologues, dont notamment Adolphe Ferrière, Maria Montessori, Oviide Decroly et Charles Baudouin.

Voyages

Au début des années 20, la pédagogie est en ébulition : de nouvelles façons d’enseigner fleurissent un peu partout. Rudolf Steiner à partir de 1919; l’école Summerhill d’Alexander Sutherland Neill en 1921, Maria Montessori à partie de 1921 …

De manière générale, le choc psychologique qu’a été la guerre a rendu les esprits beaucoup plus réceptifs à ses innovations et leur promesse d’une ère moins violence, même dans l’administration.

En 1922, Freinet voyage en Allemagne avec un ami – collègue allemand, Henrich Siems et visite des écoles libertaires à Hambourg. Il visitera aussi l’URSS en 1925.

La presse d’imprimerie

En octobre 1924, Celestin Freinet a installé une presse d’imprimerie au centre de sa classe. L’initiative est « appréciée par les autorités académiques ».

« M.Freinet a tenté une innovation dans sa classe. Il exerce ses élèves à composier et à imprimer les résumés des leçons diverses qu’ils entendent. Les résumés des leçons reliés en un carnet constituent le livre de l’élève, son propre ouvrage. L’idée est séduisante au premier abard de donner satisfaction au besoin de créer qui sommelle en chaque enfant. »

Rapport d’inspection de novembre 1924. Saint-Fuscien 2017 emp.1140

« La classe est certainement plus vivante que par le passé et les enfants travaillent avec plaisir. Je me plais à reconnaître que Monsieur Freinet a donné un effort sérieur […] tant pour sa classe elle-même que pour les oeuvres périscolaires. »

Rapport d’inspection de 1929 (alors à Saint-Paul-de-Vence). Saint-Fuscien 2017 emp.1140

C’est aussi une innovation … pour le maître ! Il s’agissait en effet aussi de « rendre la classe active et intéressante pour le maître lui-même, c’est là le grand problème de l’éducation ».

C’est autour de cette machine que « Freinet développe la pédagogie coopérative ».

En 1925, il rencontre Elise, institutrice, communiste (comme Freinet du reste) et artiste, qu’il épouse en 1926.

Premiers développements

D’autres écoles le copient et, en août 1927, il réunit un congrès de l’imprimerie à l’école. « Il y annonce la constitution d’une coopérative destinée à promouvoir ses méthodes, y présente le journal scolaire qu’il édite depuis le mois d’avril – La Gerbe -, qui réunit les meilleurs travaux d’élèves, et aussi son bulletin pédagogique mensuel, l’imprimerie à l’école, qu’il publie dpeuis le mois d’octobre 1926. » Cette coopérative nait l’année suivante et réunira 41 enseignants. (Saint-Fuscien 2017 emp.1160)

Tout s’emballe un peu. Surfant sur la mouvance de l’éducation nouvelle, Freinet trouve une audience réceptive.

Il va pouvoir présenter un texte important lors des journées internationales de pédagogies, organisées à Leipzig en 1928 par l’internationale des travailleurs de l’éducation (dont il représente la séction française). De manière générale, il « correspond maintenant avec les plus grands pédagogues de son temps : Adolphe Ferrière, Roger Cousinet, Ovide Decroly […]. » (emp.1632)

Il obtient aussi d’être muté à Saint-Paul-de-Vence. Petit problème : la mairie n’aime pas beaucoup les communistes. Le maire est affilié à l’Union pour la République Démocratique, parti au nom trompeur puisque anti-immigration et aux valeurs proches des monarchistes de l’Action française.

D’abord bien accueilli, le couple Freinet va se brouiller avec l’administration éducative locale, notamment à cause d’une question d’affectation (les époux voulant être dans la même école) et de l’insalubrité de l’école de Célestin. Le tout, sur fond de durcissement de l’anticommunisme.

Je passe les détails, cela finit avec une manifestation devant l’école, une vitre brisée et Freinet qui va dans la cour de l’école avec un pistolet. Plus de peur que de mal, les gendarmes arrivent, calment tout le monde et le cours de la vie reprend.

Le lendemain, Célestin Freinet est remplacé par un nouvel instituteur.

Toutefois, cet épisode est le début « d’un projet qui symbolise encore le pédagogue et ses techniques : l’école expérimentale de Vence, de statut privé, dite « école Freinet ». » (emp.2016)

Il obtient toutefois d’être placé en arrêts maladies, qui seront renouvelés jusqu’en août 1935 en faisant valoir « la blessure de guerre et ses séquelles pulmonaires comme étant l’origine d’une dépression ou d’une fatigue qui l’empêche de travailler. » Il obtient ensuite d’être mis à la retraite le 30 septembre de la même année « grâce » à sa blessure.

Il achète un terrain sur les collines de Vence (à côté de Saint-Paul donc) fin 1934 et demande le droit d’ouvrir une école-pensionnat mixte. Il tente de l’ouvrir, sans autorisation, le 1er octobre 1935, mais le tribunal administratif la ferme immédiatement. Elle pourra officiellement ouvrir à l’été 1936, après l’arrivée de la gauche au pouvoir.

Des débuts tumultueux : la guerre d’Espagne

C’est en même temps que la guerre d’Espagne se déclare. Communistes, les Freinets soutiennent énergétiquement les républicains espagnols.

« Freinet, en effet, multiplie les conférences, les appels, les dons, les collectes de fonds et engage entièrement sa pédagogie. Il décide également – et surtout – d’ouvrir son école aux enfants espagnols en exil. »

Saint-Fuscien 2017 emp.2164

L’école de Vence a donc été confronté, dès sa création, à un challenge de taille : l’accueil de nombreux enfants d’une culture différente ayant perdu tous leurs repères de manière brutale. (emp.2020) Ces enfants étaient particulièrement turbulents et les prendre en charge a été très difficile. Les enfants témoignaient également des violences terribles (bombardements, tortures, etc.) A cela s’est rajouté des problèmes sanitaires : la gale et les poux.

« Les petits Espagnols disent (ou sont amenés à dire ?) une guerre que Freinet n’édulcore pas. […] Pedro M. raconte par exemple comment son père, maire républicain du village, fut torturé puis fusillé par les fascistes. La petite Magdalena raconte la reconnaissance du corps de sa mère à la morgue : « A côté d’elle, il y avait une fillette morte. Elle devait avoir dix ans, il ne lui restait que la moitié du visage et une seule jambe… » »

Saint-Fuscien 2017 emp.2284

L’école est donc marquée par la guerre jusque dans les travaux écoliers. En réaction à l’horreur, il y a aussi un certain bellicisme.

« Dès lors, la guerre contre les fascistes et pour la République ou la Révolution s’inscrit comme une guerre juste. Les Freinet n’hésitent donc pas à laisser s’exprimer la volonté infantile de combattre, et la frustration de ne pouvoir le faire. »

Saint-Fuscien 2017 emp.2284

Cela s’exprime notamment avec des pièces de théatres jouées par les enfants. Elise Freinet y voyait « l’origine de la Méthode naturelle de théatre défendue et théorisée plus tard par Célestin. »

La pédagogie est tellement marquée par les événements que Saint-Fuscien parle d’une « pédagogie de guerre ».

La défaite des républicains Espagnols début 1939 est un coup dur pour Freinet : les soutiens financiers s’étaient déjà étiolés et les menaces d’une nouvelle guerre rendent la situation intenable. Les Freinets sont forcés de « renvoyer dès la fin de l’été 1939 la plupart des enfants espagnols. » (emp.2368)

La seconde guerre

Le 3 septembre 1939, la Seconde Guerre Mondiale commence.

Arrestation et fermeture

Contrairement aux précédentes déclarations de guerre, 1914 et 1936, Célestin Freinet « ne semble pas vouloir y répondre. »

« Cette fois-ci, il apparaît en retrait de tout investissement guerrier, et résolument pacifiste. […] Alors qu’il célébrait la lutte armée contre le fascisme dans son éditorial d’octobre 1936, il annonce à la rentrée 1939 l' »horrible cauchemar » et déplore que l’on se trouve « au bord de l’habime de la guerre ». »

Saint-Fuscien 2017 emp.2393

Ce refus d’engagement serait lié, selon Saint-Fuscien, au pacte germano-soviétique du 23 août 1939 : « Le pédagogue semble bien suivre ici la ligne du Parti (communiste) devenu clandestin qui, à l’automne 1939, dénonçant une « guerre impérialiste », renvoyait dos à dos l’ensemble des belligérants. » (Saint-Fuscien 2017, emp.2409)

Freinet est sous surveillance et tente de faire profil bas, par exemple en renommant son journal « L’Educateur prolétarien » « L’Educateur ». Cela n’empêche pas que la maréchaussée se rende régulièrement à l’école Freinet.

Célestin est finalement arrêté le 20 mars 1940 et l’école est fermée.

Un internement particulier

Si l’internement de Célestin commence de manière très ordinaire il se poursuit de manière assez surprenante.

La famille Freinet (Madeleine, Elise et Célestin) plaident la libération de Célestin, sans succès. Je ne détaille pas ses différents transferts. Sa détention continuera après la défaite française, sous Vichy (10 juillet 1940).

Assez rapidement, il écrit dans ses lettres à Elise avoir une posture d’autorité vis-à-vis de ses codétenus et une grande liberté. Dès le 30 mars, il lui raconte avoir un rôle important dans l’organisation de la vie des codétenus, « un peu sur le modèle » de leur école.

« C’est d’autant nous qui gardons les soldats que eux qui nous gardent. Et à la promenade, c’est nous les anciens, et mois plus spécialement, le responsable, qui aidons la direction. »

Lettre du 30 juin 1940, Saint-Fuscien 2017 emp.2582

« Nous avons fait aujourd’hui une longue balade en plus que semi-liberté. Les soldats ont été démobilisés et hier nous n’avions presque plus de gardes. […] Ce matin j’étais le seul responsable d’une sortie, en pleine liberté dans les bois. »

Lettre du 18 juillet 1940, Saint-Fuscien 2017 emp.2582

Il organise également des cours d’instruction auprès des prisonniers, ainsi que des loisirs, dont … des pièces de théatre.

La collaboration avec Vichy

Si son activité en détention n’étonne qu’un peu (disons que l’image de révolutionnaire en prend un coup), sa volonté de collaborer avec Vichy est carrément surprenante.

On aurait pu penser que Freinet, partisan communiste d’une pédagogie avec une autorité « horizontale » (le maître au milieu des élèves) serait opposé à Vichy. Pourtant, il a « proposé à de multiples reprises une pleine et entière coopération à la « régénération de la jeunesse » à laquelle étaient censées participer les réformes scolaires de Vichy. » (emp.2618)

En fait, il y avait une certaine proximité entre l’éducation nouvelle (de gauche) et « une éducation nouvelle de droite, plus ou moins élitiste, chrétienne, parfois corporatiste » à laquelle est très favorable Pétain.

« Comme la presque totalité de ses collègues – Montessori, Steiner, Cousinet, Claparède ou Ferrière -, Freinet condamne plus ou moins le cinéma, les clubs, où l’on danse dans le fumée et le bruit, l’alcool. Autant de pratiques qu’il désigne comme de mauvais dérivatifs, des « jeux-haschich ». Lui aussi prône une pédagogie saine, hors les murs, en prise avec le milieu et axé sur le travail technique et manuel.

Or, ces axes structurent également la pédagogie nouvelle, élitiste, défendue notamment par l’école des Roches, première école nouvelle de France fondée en 1898 par Edmond Demolins et grande inspiratrice des premières réformes de Vichy. […]

Si les deux branches de l’éducation nouvelle ont des finalités politiques opposées, elles sont fondées sur des pratiques communes. On y retrouve une même suspicion envers le manuel scolaire, condamné pour des raisons différentes mais banni de toute pédagogie active, un même obsession vitaliste ou hygiéniste privilégiant un environnement scolaire « sain », pour un corps d’élève sain lui aussi et viril, le plus souvent.

Enfin, une même volonté pousse les uns et les autres à travailler autour de l’autonomisation de l’élève, « libre initiative » à gauche, self-government à droite, inspiré des écoles nouvelles britanniques de la fin du XIXe siècle et diffusé pour la première fois en France par l’école des Roches. »

Saint-Fuscien 2017 emp.2648-2667

Ce lobbying serait allé jusqu’à la rédaction d’une brochure mettant d’un côté des propos de Pétain et de l’autre ceux de Freinet pour montrer la convergence entre les deux …

Cette proximité va plus loin que le plan pédagogique:

« Ils [les époux Freinet] lisent et apprécient l’un et l’autre Marcel Déat, approuvent son projet fasciste de parti unique qui procure à Célestin « une sorte de satisfaction profonde », lisent aussi Jacques Doriot, le fondateur du Parti populaire français, « avec une grande attention », entrevoyant de plus en plus nettement la collaboration comme une possibilité. »

Saint-Fuscien 2017 emp.2754

L’absence d’ambiguité est absolue dans une lettre du début de 1940 où Célestin écrit :

« Il restera à préciser, et à nous préciser à nous-mêmes, si le national-socialisme est une meilleure formule ou non sur le plan social, et dans quelle mesure l’action du Parti (communiste) peut être nocive dans certaines périodes et avec certains hommes. Il est vrai qu’il faudrait aussi, au national-socialisme français, des hommes intègres et hardis, et sûrs, et un parti qui soit un parti de création et de combat ; et non une nouvelle association politique pour se saisir des avantages du pouvoir. Tout cela mérite réflexion et j’y pense souvent. Nous sommes à un carrefour d’une extrême importance. »

Saint-Fuscien 2017 emp.2754

Notez qu’on peut se demander s’il ne s’agissait pas de « donner le change », de « tromper l’ennemi ». Cela me semble très douteux, mais l’historien ne semble pas envisager cette possibilité : est-ce un angle mort ou a-t-il jugé que c’était absurde ?

Freinet est finalement libéré le 28 octobre 1941.

L’entrée en résistance

Il y a peu ou pas d’élément jusqu’en juin 1944 sur la vie de Freinet. Il était encore surveillé, mais « la période de décembre 1941 à juin 1944 apparaît comme retranchée de la vie du pédagogue et échappe en grande partie à l’historien. » (emp.2799)

On le voit pourtant réapparaître en juin 1944 comme … résistant !

« Au 6 juin [1944], j’ai pris ma place dans le maquis FTP Briançonnais que j’ai aidé, puis dirigé. »

Célestin Freinet en 1945, Saint-Fuscien 2017 emp.2800

Freinet écrit beaucoup de textes à cette époque, décrivant de manière épique le combat résistant. Son vécu ressort comme étant radicalement précédent à sa première expérience :

« Freinet semble avoir trouvé sa guerre : une guerre qui pour lui fut courte, une guerre « en famille » – il restera très largement à Vallouise auprès de sa belle-mère, de son beau-frère résistant, et de sa femme-, une guerre sans combat à l’échelle de [=comparé à] sa propre expérience, sans massacre (il n’en a vu aucun), une guerre d’altitude et de mouvement, « la plus pure et la plus généreuse des épopées », comme il la désigne lui-même. »

Saint-Fuscien 2017 emp.2914

L’épuration

Peu après le débarquement des alliés en Provence, Freinet est nommé membre du « comité départemental de libération (CDL) des Hautes-Alpes pour le parti communiste » (emp.2951). Ces organismes étaient composés d’une douzaine de membres et chargés de diverses tâches importantes, dont l’autorité pouvait même s’imposer au préfet.

Freinet, très actif « est de toutes les réunions », dont les procès-verbaux le désignent comme le « responsable du comité de coordination économique ». Il s’occupe également des questions liées à l’enfance et « seul responsable des questions d’éducation ». « Aussi, et surtout, il mène une action de premier plan au sein de la commission d’épuration. »(emp.2968)

C’est lui qui préside la commission d’épuration de l’éducation et assumait « la révision des nominations et promotions de tous les mâitres et maîtresses du département entre1940 et 1944. » (emp.3002) Il a poursuivi, si j’ai bien compris, « un inspecteur d’académie, deux inspecteurs primaires, un proviseur, quatre principaux ou censeurs de collèges, cinq professeurs du secondaire et quatorze maîtres ou maîtresses », ainsi qu’une élève-maîtresse. (emp.2987)

Un ancien résistant

Sans trop que cela soit clair (il est désigné comme « un maquisard tardif chargé du ravitaillement » et « adjoint au chef de camp »), Freinet « se désigne – et se voit désigné – de façon approximative comme « dirigeant » ou « responsable ». » (emp.3031) Il « accomplit à peu près toutes les démarches possibles en termes de reconnaisance combattante » et en obtient beaucoup. (emp.3066)

Il sort de la guerre renforcé, enfin renconnu tant pour ses capacités guerrières que pour ses compétences administratives et, surtout, pédagogiques.

Selon Elise, à cette « période héroïque succède celle du mandarinat sans grandeur, qui a définitivement rompu avec l’idéologie des grands commencements et ses austères responsabilités. » (emp.3177, citant Elise Fournier)

L’expansion

[en construction]

Premiers désaccords avec le Parti Communiste en 1948, puis rupture définitive en 1953.

Création de la Fédération nternationale des mouvements de l’école moderne (FIMEM) en 1957, qui se répand dans toute l’Europe, l’Afrique francophone et le Québec.

Organisation des Rencontres Internationales des éducateurs Freinet tous les deux ans

Décède en mars 1966.

Considération générales

Plusieurs thèmes reviennent souvent et semblent intéressant pour appréhender la méthode Freinet.

Le rapport à l’autorité

Célestin Freinet avait, au début, du mal à se faire respecter. C’était le cas à l’armée, où son apprentissage du difficile art du management ne s’est pas fait sans déconvenue.

De même, les rapports d’inspection entre 1920 et 1924 et les témoignages de sa femme Elise montrent un maître avec peu d’autorité sur ses élèves. (Saint-Fuscien 2017 emp.1400)

Il a dû réinventer son autorité: il s’agissait de placer le maître « au centre et non plus en face des élèves » (Saint-Fuscien 2017 emp.1417). Il devrait être « écoté et respecté comme un bon frère aîné ». (emp.1434)

Contrairement à ce qu’affirment certains commentateur, il ne s’agit pas d’une pédagogie sans autorité. Il s’agit, en fait, même de renforcer cette dernière. (emp.1434)

Notez qu’on voit se dessiner la figure du « leader », encensée en management », opposée à celle du « boss ». C’est notamment clair dans ce passage :

« Sachez donc, d’une façon certaine et définitive que seul votre exemple vivant compte, et que seul il marquera la vie et la destinée de vos enfants. […] Astreignez-vous aux gestes, aux attitudes, aux comportements que vous seriez heureux de retrouver chez eux. »

Célestin Freinet, cité par Saint-Fuscien 2017 emp.1502

L’engagement politique

J’ai un peu mis de côté les dimensions politiques, qui me semblaient peu intéressantes, mais les époux Freinets étaient très politisés. Je le détaillerai peut-être plus tard.