L’école des ouvriers, de Paul Willis

P.Willis a, dans les années 70, suivi plusieurs groupes d’élèves mâles blancs issus, pour la plupart, de la classe ouvrière et fréquentant des écoles situées dans une ville industrielle anglaise. À travers ces enfants, le chercheur a pu voir se dessiner une « culture anti-école » chez ceux qui s’appellent « les gars » (the lads).

Celle-ci, même si elle est pensée comme une forme d’émancipation, elle amène en réalité ceux y adhérant vers le métier d’ouvrier et, en plus, les y prépare. Ils ont en effet essentiellement pour objet de revaloriser leur estime d’eux-mêmes et d’habiller la nature répétitive et aliénante des tâches auxquelles ils se sont condamnés. S’ils parviennent à percevoir cette réalité et souhaitent en sortir, il est souvent trop tard.

« dès le commencement, le jeune ouvrier aura sans doute construit une famille, une maison et des engagements financiers personnels qui interdisent un retour non-rémunéré vers l’école. […] L’enchantement culturel a duré, semble-t-il, juste assez longtemps pour le livrer de l’autre côté des portes closes de l’usine. »

p.196

Nous allons surtout nous intéresser à la manière dont « les gars » habillent la réalité.

La culture anti-école

La culture anti-école décrite par Willis s’exprime dans les grandes lignes par l’opposition à l’autorité, la valorisation de certains plaisirs et une forte violence.

Opposition à l’autorité et au conformisme

La dimension « la plus fondamentale, la plus évidente » est l’opposition à l’autorité. Elle se manifeste de nombreuses façons :

  • dans la classe, par une guérilla, à travers « d’innombrables petites actions » (p.21), ou même par une guerre ouverte, à travers des échanges verbaux violents ou des transgressions ouvertes, comme le fait d’arriver saouls en classe), contre les enseignants ;
  • par le mépris et les brimades contre les conformistes, les « fayots » ;
  • ou encore par la commission d’infractions, souvent par simple amusement ou défi (ex : des dégradations dans les musées, p.57).

Une culture hédoniste

L’opposition à l’autorité se manifeste beaucoup à travers toute une culture hédoniste, valorisant le tabac, l’alcool, la séduction et les sorties.

Ainsi, la plupart des gars consomment du tabac, qui semble s’inscrire dans une ritualisation de la transgression :

« La quintessence de l’usage du tabac à l’école, c’est la cigarette devant le portail. Une grande partie du temps des gars est passée à planifier quand ils vont pouvoir fumer et « se tirer » de classe pour « fumer en douce ». »

p.32

« Dans le contexte de la guérilla permanente à l’intérieur de l’école, une des façons les plus révélatrices qu’ont les gars de repérer ceux qui sont bien disposés envers eux dans le camp ennemi […] est de voir quels enseignants, en général les plus jeunes, ne réagissent pas devant ceux qu’ils ont vus sans équivoque avec une cigarette allumée. »

p.33

C’est aussi un moyen de se distinguer des fayots. (p.32)

De même, ils boivent beaucoup d’alcool et fréquentent les pubs. Ces derniers sont aussi des sources de reconnaissance :

« Pour eux, le plus important est d’être acceptés par le patron du pub et par les clients adultes du pub qui leur paient à boire et leur posent des questions sur leur futur travail. »

p.36

C’est aussi un acte de défiance : ils peuvent ainsi arriver à l’école « en retard, puant l’alcool et, dans certains cas, ivres. » (p.36)

De même pour le style vestimentaire, qui « est d’une grande importance pour les gars » (p.30) et canalise beaucoup « le conflit entre personnel et élèves » (p.31).

Il a aussi une dimension sociale :

« Le style vestimentaire des gars est évidemment lié de très près à tout ce qu’ils considèrent comme faisant partie de leur séduction personnelle. Porter des vêtements chic et modernes est pour eux l’occasion, tout en faisant un doigt d’honneur à l’école et en se différenciant des fayots, de se rendre plus séduisant pour le sexe opposé. »

p.31-32

Rigolade

« La « rigolade » est un outil à multiples facettes d’une importance extraordinaire dans la culture anti-école. »

p.52

La rigolade est, pour les gars,

  • un signe distinctif (« On peut les faire rigoler, mais ils peuvent pas nous faire rigoler. » p.52)
  • une manière d’habiller l’ennui (p.52)
  • de manière générale, une manière de gérer les événements (« Si on peut rigoler, si on peut se faire rigoler, je veux dire que ça soit vraiment convaincant, ça peut vous sortir d’un million de situations. […] Putain, on deviendrait dingue si on n’avait pas une bonne rigolade de temps en temps. » Joey p.53)
  • une activité simplement récréative, qui permet de créer le désordre / s’opposer à l’autorité (dire aux 5e que le principal veut les voir, p.54 ; nouer les fils d’un projecteur, p.55 ; déplacer un panneau « à vendre » sur la maison adjacente, idem pour le panier de bouteilles de lait, p.56 ; etc.).

Une culture violente

La violence physique apparaît comme l’une des grandes valeurs définissant l’ordre social au sein de la bande et vis-à-vis de l’extérieur :

« Les interactions et conversations à l’intérieur du groupe prennent souvent la forme de « mises en boite ». Ils sont très physiques et brutaux les uns envers les autres : coup de poing et de pied, karaté, prise de catch, bourrades, bousculades et croche-pieds dirigés vers un individu en particulier pendant de longues périodes, parfois jusqu’à le faire pleurer. »1

p.58

« La violence et le jugement porté sur la violence forment le noyau fondamental de l’ascendant des « gars » sur les conformistes, presque de la même façon que le savoir l’est pour les enseignants. »

(p.61

« La violence marque le dernier pas dans le système informel du prestige et son ultime validation. Refuser de se battre ou se défendre faiblement est désastreux pour le prestige informel et la réputation masculine de quelqu’un. »

p.63

« C’est la capacité rarement testée de se battre qui renforce un prestige habituellement fondé sur d’autres aspects : présence masculine, appartenir à une famille « célèbre », être drôle, être bon dans l’ « arnaque », étendue des contacts informels. »

p.64

La violence a aussi un rôle hédoniste, vaincre l’ennui par l’excitation, et moral, l’incarnation d’une lutte contre l’autorité.

« Dans cette violence, s’exprime un engagement total, bien qu’indéterminé, dans une forme de révolte aveugle ou diffuse. Celle-ci brise la tyrannie traditionnelle de « la règle ». Elle s’y oppose avec machisme. C’est là l’ultime façon de briser un flux de sens peu satisfaisant, imposé par la hiérarchie ou par les circonstances. »

p.62

La violence se retrouve également dans des idéaux sexistes (p. 77 et s.), homophobes et racistes (p. 84 et s.) extrêmement durs :

« Quand on a été avec l’une d’elles genre une fois, genre une fois qu’on a terminé, eh bien elles ne sont plus que des paillassons après, elles vont avec tout le monde. Je crois qu’une fois qu’elles y ont eu droit, elles en veulent tout le temps, peu importe avec qui. »

p.78

« Si la violence n’est pas physique, elle est néanmoins verbale, fréquente et dirigée vers les « Wogs » [Nègres] ou les « bâtards de pakis ». Avoir une couleur de peau différente suffit à justifier une attaque ou une intimidation. »

p.85

Plus largement, elle se retrouve dans la communication en général, un peu comme l’accessoire de la virilité :

« De manière générale, l’ambiance de violence, avec ses connotations de virilité, s’étend à la culture tout entière. L’aspect physique de toutes les interactions, les bourrades et bagarres feintes, la frime devant les filles, les démonstrations de supériorité et l’humiliation des conformistes, tout cela est tiré de la grammaire des véritables situations de bagarre. »

p.65

Des dimensions interconnectées

Ces aspects sont étroitement liés entre eux. Par exemple, le besoin d’argent issu de l’hédonisme va alimenter la propension à voler ; la « rigolade » pourra être équivalente à de la violence ou la produire ; etc.

Voici un passage liant cet hédonisme et la violation de la loi :

« Au musée, « les gars » sont pareils à une invasion de sauterelles dévorantes qui souillent toute la pompe et la dignité du lieu. Dans une reconstitution de pharmacie victorienne où est indiqué clairement et sans ambiguïté « interdiction de toucher », « les gars » tripotent, manipulent, poussent, tirent, essayent et abîment tout ce qu’ils peuvent. »

p.56-57

« PW : Quel est le contraire de l’ennui ?

Joey : L’excitation.

PW : Mais c’est quoi l’excitation ?

Joey : Défier la loi, genre violer la loi.

Spike : Voler

Spansky : Traîner dans les rues. […] »

p.61

Cet autre passage lie la violence avec le rejet de l’autorité :

« Dans cette violence s’exprime un engagement total bien qu’indéterminé dans une forme de révolte aveugle ou diffuse. Celle-ci brise la tyrannie de « la règle ». Elle s’y oppose avec machisme. C’est là l’ultime façon de briser un flux de sens peu satisfaisant, imposé par la hiérarchie ou par les circonstances. C’est une des façons de donner sur-le-champ de l’importance au terre à terre. »

p.62

Une valorisation de soi

La valorisation de soi ressort comme un élément important de la culture anti-école.

Elle se voit par exemple à travers la dévalorisation du savoir livresque, abstrait, par rapport au savoir « pratique ». Ce sentiment de supériorité s’étend même contre les enseignants, qui ne connaîtraient rien « au monde », ayant été à l’école toute leur vie (p.71) :

« Le rejet du travail scolaire par « les gars » et le sentiment omniprésent qu’ils en savent plus que les autres trouvent aussi un écho dans le sentiment massivement répandu à l’atelier, et plus généralement dans la classe ouvrière, que la pratique vaut mieux que la théorie. »

p.99

L’argent qu’ils tirent de leurs petits boulots est aussi source de fierté :

« Il ne fait aucun doute que cette capacité à « s’en sortir » dans le « monde réel », à se retrouver parfois avec de grosses sommes en liquide […] et à traiter avec les adultes presque à égalité renforce leur confiance en soi et leur sentiment, à ce moment-là en tous cas, qu’ils « savent mieux » que l’école. »

p.70

Enfin, cette valorisation s’accompagne d’une dévalorisation de tout le reste. Ils méprisent les autres façons d’être (Hippies, fayots, amateurs de rock « avec des cheveux longs, plutôt débraillés », etc. p.68) et, comme nous l’avons vu, les non-caucasiens, les femmes et les homosexuels.

Ainsi, grâce à la culture anti-école, ils peuvent se sentir fiers d’être de futurs ouvriers.

L’école des ouvriers

Il y a une forte similarité entre la culture des gars et celle de l’atelier (= de l’usine). On retrouve la même logique d’appropriation de l’activité :

« ce qui demeure central dans la culture d’atelier c’est que, en dépit des conditions difficiles et des contraintes de l’encadrement, ceux qui y participent sont en quête d’un sens et imposent des structures. »

p.92

On retrouve aussi les mêmes valeurs :

  • les caractéristiques idéales : virilité, violence, vivacité d’esprit, habileté, rigolade …
  • l’opposition à l’autorité à travers une résistance sourde, une opposition toujours présente et tacitement négociée et renégociée avec les encadrants (p.94)

On va aussi retrouver l’habillage d’une réalité pénible et dévalorisante en quelque chose d’exaltant et de prestigieux ; le fonctionnement en groupe informel (p.95) ; la lutte contre les conformistes (avec la figure du mouchard qui remplace celle du fayot) (p.96-98) ; le sentiment que la pratique vaut mieux que la théorie (= ils en savent plus que les « savants ») (p.99).

Cette similarité s’explique probablement par la proximité avec le monde ouvrier. Elle se fait souvent à travers les parents, qui sont eux-mêmes ouvriers (p.175) et tendent à légitimer la relation de l’élève à l’enseignement. (p.133) Par exemple, après un épisode où les gars sont arrivés ivres en classes :

« Certains parents des gars partagent le point de vue que leurs fils ont de la situation. En tout cas, aucun d’entre eux n’accepte l’offre du principal de venir le voir. »

p.38

Elle résulte aussi de la socialisation des gars, qui côtoient des adultes au pub et lors de leurs petits boulots.

1De manière intéressante, « C’est souvent la stupidité supposée de quelqu’un qui est en cause. » Il y a, plus généralement, une valorisation de l’intelligence (« les plus capables d’entre eux aiment être considérés comme « rapides » » p.59), qui se concrétise beaucoup par l’humour (« Pour eux, l’âme de l’humour est le fait de décrier tout ce qui est pertinent : une quête perpétuelle des faiblesses. Il faut beaucoup de talent et de connaissance culturelle pour monter de telles attaques, et plus encore pour y résister. » p.59).

Conclusion

Ainsi, on voit se dessiner un système complexe, très loin des préjugés (« ils sont bêtes », « ils font n’importe quoi », « c’est parce qu’ils sont pauvres ») qui contribue à pérenniser un certain ordre social.

Surtout, on voit à quel point il est fermé est s’auto-alimente : il apporte des récompenses importantes, avec sa logique hédoniste, qui coutent suffisamment pour détourner complètement ces élèves de l’école.

Ainsi, je parle beaucoup de ce livre dans « Le côté obscur de la raison, l’Antéconcept. »

J’en parle également dans « Les contenus scolaires, sources d’inégalités ? »