Guillaume Sainteny, « La rétribution du militantisme écologiste », R. franc. sociol. XXXVI, 1995, 473-498

L’auteur part d’un constat : les dirigeants écologistes auraient un profil atypique par rapport à celui des dirigeants de parti « standard »:

« Occupant un statut social moins élevé, des positions professionnelles plus modestges, disposant de ressources politiques moindres et d’un type de formation intellectuelle peu adapté à la compétition politique, les dirigeants écologistes sont loin de posséder les caractéristiques des professionnels de la politique consacrées par le champ politique d’aujourd’hui en France (Sainteny, 1987, 1989, 1991). En revanche, ils apparaissent assez proches du profil sociographique classique de ce type de mouvement social, tel qu’il fut dessiné dès 1969, à propos du mouvement pacifiste, par Parkin (1968). »

p.473

L’objectif de l’article va être principalement de comprendre cette particularité en creusant la question des motivations derrière l’engagement militant écologiste.

L’auteur a enquêté par questionnaire écrit (77 réponses) et des entretiens semi-directifs auprès de dirigeants écologistes.

Références

  • Saintenay Guillaume,
    • 1987, « Les dirigeants écologistes et le champ politique », Revue française de science politique, vol.37, n°1, pp.21-32 ;
    • 1989, « L’élite verte: atypisme provisoire ou préfiguration d’un nouveau personnel politique« , Politix, n°9, pp.18-36
    • 1991, « Les verts », Paris, Presses Universitaires de France
  • Parkin Franck, 1986, « Middle class radicalism. The social bases of the British campaign for nuclear disarmement », Manchester, Manchester University Press

Considérations générales

L’article commence avec une très intéressante revue de littérature, qui reprend globalement ce que nous avons vu avec Gaxie (1977).

Le besoin de main d’oeuvre en politique

Les « entreprises politiques » (au sens de Weber 1959) ont besoin de personnel, qu’elles peuvent mobiliser par plusieurs moyens:

  • le recrutement de prestataires, très dispendieux
  • le « patronage », du travail « en échange d’un emploi à la discrétion du parti »
  • des « militants prêts à se dévouer pour la défense d’une cause ».

Olson (1978) et l’action collective

Mancur Olson (1978) aurait montré que

« si les groupes sont censés procurer des avantages collectifs à leurs membres potentiels, l’adhésion ou la participation au groupe représentent des coûts (temps, argent…) tels que ces membres ont peu d’intérêt à rejoindre ces groupes et à participer à l’action collective, et cherchent en fait à se décharger de ces coûts sur d’autres (stratégie du ticket gratuit). »

p.475

S’il ne vise pas explicitement le cas des partis politiques, Sainteny estime que son raisonnement s’y étend.

Référence:

  • Olson Mancur, 1978, « Logique de l’action collective », Paris, PUF (traduction de « The logic of collective action. Public goods and the theory of groups », Cambridge, Harvard University Press, 1965)

Au-delà du matérialisme

Ce raisonnement a été contesté notamment par Pierre Bourdieu (1984), notamment au motif que, comme l’aurait montré Albert Hirschman (1983), le militantisme « peut être à lui-même sa propre fin et sa propre récompense », par exemple par « la solidarité militante, l’effort même de la lutte, le sentiment du devoir accompli ou de pouvoir transformer le monde ».

Pour l’auteur, les deux ne s’opposent pas. Ainsi, Max Weber écrivait déjà

« […] cet appareil (partisan, humain) ne marche que si on lui fait entrevoir les récompenses psychologiques ou matérielles indispensables, qu’elles soient célestes ou terrestres. »

Weber 1959, p.194

« [L’homme politique professionnel] peut percevoir ses revenus soit sous la forme d’honoraires […] soit sous la forme d’une rémunération fixe […] en nature ou en espèces […]. De nos jours, ce sont des postes de toutes sortes dans les partis, dans les journaux […] dans la municipalité ou dans l’administration de l’Etat. »

Weber 1959, p. 126, 129-130

Il peut aussi y avoir des récompenses immatérielles pouvant déboucher sur des avantages matériels, comme « l’acquisition d’une certaine culture, politique ou même extra-politique […] la constitution ou l’extension d’un « capital social » (relations, notoriété…) ». En effet « les possibilités de notoriété qu’offre un parti par sa presse, ses colloques ou séminaires, ses maisons d’édition sont des rémunérations particulièrement importantes pour ses intellectuels, plus ou moins officiels ». (p.477)

D’autres peuvent être purement psychologiques:

« plaisir des discussions, atmosphère de solidarité et de camaradierie, identification à un groupe, univers de références communes, atmosphère des réunions, substitut à l’isolement, rencontres sentimentales, intégration à une micro société, sentiment d’être un artisan de l’Histoire et/ou d’être en accord avec soi-même, apport d’une justification de l’ordre des choses, de ma certitude d’une vérité du parti d’appartenance contre celle de l’adversaire, offre d’un système de représentation qui permet l’espoir d’un avenir différent. »

p.477, faisant référence à Weber 1959, Gaxie 1977 et Verdès-Leroux 1983

En bref, ce que disait Olson (1978) ne contredit en fait pas l’activité politique.

Référence:

  • Bourdieu Pierre, 1984. – Homo academicus, Paris, Editions de Minuit.
  • Hirschman Albert, 1972, « Face aux declins des entreprises et des institutions, Paris, Editions Ouvrieres( trad. de: Exit, voice, and loyalty. Responses to decline in firms organizations and states, Cambridge,M ass., Harvard, 1970). »
  • Weber Max, 1959, Le savant et le politique, Paris, Plon (traduction de Wissenschaft als Beruf, 1ère édition : 1919)

Des incitations inégales

Ces incitations ne seraient pas égales. Pour Weber et Olson, les récompenses matérielles seraient largement plus imprtantes. Olson va jusqu’à ne pas « les inclure dans son modèle de peur que cela ne rende sa théorie indémontrable ». (!!!)

Il faudrait, au contraire, « prendre en compte les incitations non matérielles et admettre, au moins par hypothèse, qu’elles puissent être équivalentes ou supérieures aux incitations matérielles. »

En effet, les deux seraient difficiles à distinguer. Par exemple, la lutte que se livrent les factions des partis pour s’approprier « ses ressources symboliques » serait, à première vue, « immatérielle ». Toutefois, il s’agit aussi « de pouvoir et donc d’une rétribution, en partie au moins, matérielle ». (p.478-479)

De plus,

« Différentes études ont par ailleurs montré récemment que dans le cas de mouvements antinucléaires ou pacifistes (soit des mouvements sociaux proches de notre objet d’étude) les motivations morales ou tenant aux relations sociales, les valeurs, le sens de la nécessité et de la responsabilité, le degré de fatalisme et les aspects affectifs ou de mécontentement pouvaient être centraux (Muller et Opp, 1986; Opp, 1986, Snow, Elkland-Olsen et Zurcher, 1980; Walsh, 1981; Walsh et Warland, 1983). »

p.479

Visiblement, il faudrait faire un choix entre « théories néoutilitaristes et symboliques » et « une logique de l’identification » (Pizzorno, 1985). Je ne détaille pas, il estime que non. (p.480)

Références

  • Muller (Edward N.), Opp (Karl-Dieter), 1986. – « Rational choice and rebellious collective action », American political science review, vol. 80, no 2, pp. 471-487.
  • Opp (Karl-Dieter), 1986. – « Soft incentives and collective action: participation in the antinuclear movement » British journal of political science, 16, pp. 87-112.
  • Pizzorno (Alessandro), 1986. – « Sur la rationalité du choix démocratique », dans P.Birnbaum et J.Leca (eds), Sur l’individualisme, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, pp.330-369
  • Snow (David A.), Elklan-Olsen (Sheldan), Zurcher (Louis A.J.), 1980. « Social networks and social movements : a microstructural approach to differential recruitment
  • Walsh (Edward J.), 1981. – « Ressource mobilization and citizen protest in communities around Three Mile Island », Social problems, vol. 29, n° 1, pp. 1-21.
  • Walsh (Edward J.), Warland (Rex H.), 1983. – « Social movement involvement in the wake of a nuclear accident: activists and free riders in the TMI Area », American sociological review, vol. 48, pp. 764-780.

Les spécificités des écologistes

De faibles récompenses matérielles à distribuer

L’écologie politique a longtemps disposé de faibles moyens financiers et une très faible représentation et donc très peu de pouvoir politique. Leurs premiers succès municipaux aurait daté de 1977 et ce n’est qu’en 1986, après plus de 20 ans d’existence, qu’ils obtienne 3 conseillers régionaux.

En 1987, le budget des Verts aurait été de 450 000F (environ 75k€).

Elle a donc peu de postes à offrir en récompense.

Du coup, les élites classiquement attirées par les rétributions matérielles (sous-entendu, qui formeraient l’essentiel des partis politiques) ne seraient pas intéressées.

Cette faiblesse des rémunérations matérielles était redoublée en raison de la défiance envers les dirigeants: le mouvement se revendiquait beaucoup de la démocratie directe.

« Par ailleurs, la suspicion avec laquelle les dirigeants sont regardés par les militants, la fragilité de leur position, leur révocabilité quasi permanente, les critiques incessantes dont ils sont l’objet conduisent à affecter ces fonctions d’un coût psychologique qui semble considérable. »

p.482

Même les « postes consultatifs, mi-honorifiques, mi-rétribués » dans des organismes publics seraient difficile d’accès : seuls 13 des 77 dirigeants sondés en auraient fait partie. De plus, l’effet de leur appartenance à un mouvement écologiste sur cette nomination semblerait assez mince.

L’importance des récompenses symboliques

L’auteur distingue principalement trois sous-types de rétributions, qui sont à la fois symboliques et avec une dimension matérielle (=financière):

  • l’obtention d’un bagage culturel
  • l’acquisition d’un « capital social »
  • un moyen d’intégration sociale ou socio-professionnelle

Le bagage culturel

L’appartenance à une organisation militante aurait tendance à améliorer les connaissances politiques ainsi que, parfois, la culture générale.

Les dirigeants écologistes que l’auteur a interviewé/sondé auraient tendance à avoir largement bénéficié de cet effet positif du militantisme:

« A la question « Qu’est-ce que vous a apporté l’écologie, on note, entre autres réponses, « Un intérêt intellectuel » (Homme, 40 ans, fonctionnaire); « […] et puis également de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons » (Homme, 63 ans, universitaire); « Ca m’a apporté une culture très importante. Les activité que j’ai eues dans ce mouvement m’ont forcé à acquérir cette culture » (Femme, 40 ans, psychologue). »

p.485

L’auteur obseerve que, contrairement à ce que supposait Gaxie (1977), cet effet ne concerne pas seulement les militant « à faible niveau culturel ».

L’obtention d’un « capital social »

Le réseau serait l’une des rétributions les plus importantes, surtout pour ceux dont le réseau initial est faible.

Les relations humaines (amicales) seraient aussi une des causes et/ou circonstances de l’engagement.

«  »Motif : j’adore les contacts humains » (Homme, 45 ans, agriculteur). « 1. Rencontrer des personnes; 2. Construire un mouvement qui dure »[…] (Homme, 38 ans, universitaire) « […]Professionnellement, impossible de savoir. Du pour et du contre. Si, ça me met en contact avec plein de gens » (Homme, 30 ans, journaliste) [, etc.] »

p.486

Intégration sociale et/ou socio-professionnelle

La dimension sociale pourrait être très variée, allant jusqu’au sentiment d’appartenir à une « grande famille ». L’auteur divise « cette vaste catégorie de rétributions immatérielles » en deux catégories:

  • Intégration par mise en accord de ses attentes avec un type d’action

Par exemple, les satisfactions psychologiques inviduelles (sentiment de jouer un rôle ou d’être en accord avec soi-même, etc.) et le simple plaisir (Paicheler 1980, Paicheler et Saint-Afrique 1979, Neri et Ribay, 1978).

« Répondant à la question sur l’apport de l’écologie, un dirigeant (homme, 29 ans, cadre supérieur) indique: « Ca me passionne; j’ai le l’impression de participer à un mouvement qui joue un rôle dans l’histoire […] », puis, à une autre occasion, livre cette remarque à propos d’un militant R.P.R. de ses connaissances : « Ce qu’il y a de bien c’est que nous on se marre et eux ils se font chier en faisant de la politique ». »

p.487
  • Intégration dans un groupe social

Au delà des seuls liens amicaux, à « la fin des années soixante-dix déjà, on avait noté chez les militants écologistes une « quête affective » et, même fréquemment, la recherche, dans le groupe, d’un substitut à la famille ». L’importance du groupe et des liens affectifs ressort de beaucoup de discours:

«  »Amitiés, recherches d’un réseau convivial » indique un firigeant (homme, 36 ans, universitaire) parmi différents autres motifs de son engagement actuel.

« […] Beaucoup d’amis. J’étais dans un milieu très bourgeois. J’avais beaucoup de relations mais je ne me sentais pas à l’aise car les préoccupations de ces gens-là qui avaient mon âge n’étaient pas les miennes » (Femme, 40 ans, psychologue). »

p.488

Cette intégration peut déboucher sur une reconversion ou un emploi.

« R.: « Ca crée un lieu, un lieu social qui permet le saut professionnel. Ca évitait d’arriver à Paris un jour avec sa valise et de chercher du travail. […] Tout simplement vous avez des amis, vous avez des gens qui vous connaissent […]. C’est quand même plus doux comme atterrisage que de débarquer dans une ville où vous connaissez personne ».

p.490

Ce cas semble toutefois marginal et ne paraît pas uniquement due au militantisme.

Références

  • Neri (Julien), Ribay (Catherine), 1978. – L’affirmation de la difference en politique: le cas du collectif Ecologie 78 dans la 4e circonscription des Yvelines (elections législatives de mars 1978), MémoireD.E.A., Université de Paris
  • Paicheler (Genevieve), Saint-Afrique (Marie de), 1979. – Militer dans une nebuleuse ecologiste. », Pratiques ecologistes, Rapport de recherches, s.l., s.n., dact.
  • Paicheler (Genevieve) – La militance écologique : de la transformatiodne la vie privee a la contestation de l’Etat, ronéo., 15 p.

Rareté des ressources et organisation

Profil des dirigeants

« Ainsi, l’absence des élites politiques et notamment des intellectuels technocrates pourrait peut-être s’expliquer par l’incapacité des écologistes à les attirer, étant donné le peu de perspectives de rétribution matérielles […] qu’ils offrent. »

p.491

De manière intéressante, le discours rejetant les récompenses matérielles pourrait, en fait être une manière de s’accomoder de cette état de fait.

Sainteny estime qu’il y aurait donc deux marchés d’engagement-rétribution (du militantisme) :

  • celui, « classique », avec des rétributions matérielles
  • celui auquel appartiendrait l’écologisme, où les rétributions seraient essentiellement immatérielles.

L’impact organisationnel

Cette rareté des rétributions matérielles aurait un impact organisationnel importants:

« De même, pourraient être mis en relation avec la faible capacité de rétribution matérielle les fréquents conflits et scissions au sein des mouvements écologistes, et la facilité à y faire défection. »

p.492

Le faible pouvoir politique des écologiste faisait que ce sont les postes internes, comme « tête de liste », qui étaient les plus rémunérateurs en terme de notoriété et de relations.

« Outre les aspects honorifiques et de reconnaissance sociale que conf_rent ces postes, l’acquisition de ressources qu’ils autorisent permet éventuellement d’envisager la négociation de celles-ci sur un autre marché, plus légitime, où elles représentent une certaine valeur, comme le montrent, par exemple, les cas de Jean-Claude Delarue, Brice Lalonde, Jean-Claude Demaure (maire-adjoint à l’environnement à Nantes depuis 1989 et Philippe Dufetelle (maire-adjoint à l’environnement à Toulouse depuis 1983). »

p.492-493

Les dirigeants n’auraient pas un intérêt énorme à rester profiter du « capital collectif » amassé par le parti, celui-ci étant limité (cf l’absence de postes ?) et « faiblement protégé », les partis écologistes ayant du mal à « se faire reconnaître comme seuls « propriétaires de l’écologiste ». ». Une fois atteint un certain niveau, leur parti ne leur apporterait, en somme, rien de plus (sur le plan utilitaire). Il serait également facile pour eux de créer leur propre mouvement écologiste.

C’est ce qui pourrait partiellement expliquer « la facilité avec laquelle se créent, se défont et se scindent nombre d’organisations écologistes ».

P.Willis a, dans les années 70, suivi plusieurs groupes d’élèves mâles blancs issus, pour la plupart, de la classe ouvrière et fréquentant des écoles situées dans une ville industrielle anglaise. À travers ces enfants, le chercheur a pu voir se dessiner une « culture anti-école » chez ceux qui s’appellent « les gars » (the lads).

Celle-ci, même si elle est pensée comme une forme d’émancipation, elle amène en réalité ceux y adhérant vers le métier d’ouvrier et, en plus, les y prépare. Ils ont en effet essentiellement pour objet de revaloriser leur estime d’eux-mêmes et d’habiller la nature répétitive et aliénante des tâches auxquelles ils se sont condamnés. S’ils parviennent à percevoir cette réalité et souhaitent en sortir, il est souvent trop tard.

« dès le commencement, le jeune ouvrier aura sans doute construit une famille, une maison et des engagements financiers personnels qui interdisent un retour non-rémunéré vers l’école. […] L’enchantement culturel a duré, semble-t-il, juste assez longtemps pour le livrer de l’autre côté des portes closes de l’usine. »

p.196

Nous allons surtout nous intéresser à la manière dont « les gars » habillent la réalité.

La culture anti-école

La culture anti-école décrite par Willis s’exprime dans les grandes lignes par l’opposition à l’autorité, la valorisation de certains plaisirs et une forte violence.

Opposition à l’autorité et au conformisme

La dimension « la plus fondamentale, la plus évidente » est l’opposition à l’autorité. Elle se manifeste de nombreuses façons :

  • dans la classe, par une guérilla, à travers « d’innombrables petites actions » (p.21), ou même par une guerre ouverte, à travers des échanges verbaux violents ou des transgressions ouvertes, comme le fait d’arriver saouls en classe), contre les enseignants ;
  • par le mépris et les brimades contre les conformistes, les « fayots » ;
  • ou encore par la commission d’infractions, souvent par simple amusement ou défi (ex : des dégradations dans les musées, p.57).

Une culture hédoniste

L’opposition à l’autorité se manifeste beaucoup à travers toute une culture hédoniste, valorisant le tabac, l’alcool, la séduction et les sorties.

Ainsi, la plupart des gars consomment du tabac, qui semble s’inscrire dans une ritualisation de la transgression :

« La quintessence de l’usage du tabac à l’école, c’est la cigarette devant le portail. Une grande partie du temps des gars est passée à planifier quand ils vont pouvoir fumer et « se tirer » de classe pour « fumer en douce ». »

p.32

« Dans le contexte de la guérilla permanente à l’intérieur de l’école, une des façons les plus révélatrices qu’ont les gars de repérer ceux qui sont bien disposés envers eux dans le camp ennemi […] est de voir quels enseignants, en général les plus jeunes, ne réagissent pas devant ceux qu’ils ont vus sans équivoque avec une cigarette allumée. »

p.33

C’est aussi un moyen de se distinguer des fayots. (p.32)

De même, ils boivent beaucoup d’alcool et fréquentent les pubs. Ces derniers sont aussi des sources de reconnaissance :

« Pour eux, le plus important est d’être acceptés par le patron du pub et par les clients adultes du pub qui leur paient à boire et leur posent des questions sur leur futur travail. »

p.36

C’est aussi un acte de défiance : ils peuvent ainsi arriver à l’école « en retard, puant l’alcool et, dans certains cas, ivres. » (p.36)

De même pour le style vestimentaire, qui « est d’une grande importance pour les gars » (p.30) et canalise beaucoup « le conflit entre personnel et élèves » (p.31).

Il a aussi une dimension sociale :

« Le style vestimentaire des gars est évidemment lié de très près à tout ce qu’ils considèrent comme faisant partie de leur séduction personnelle. Porter des vêtements chic et modernes est pour eux l’occasion, tout en faisant un doigt d’honneur à l’école et en se différenciant des fayots, de se rendre plus séduisant pour le sexe opposé. »

p.31-32

Rigolade

« La « rigolade » est un outil à multiples facettes d’une importance extraordinaire dans la culture anti-école. »

p.52

La rigolade est, pour les gars,

  • un signe distinctif (« On peut les faire rigoler, mais ils peuvent pas nous faire rigoler. » p.52)
  • une manière d’habiller l’ennui (p.52)
  • de manière générale, une manière de gérer les événements (« Si on peut rigoler, si on peut se faire rigoler, je veux dire que ça soit vraiment convaincant, ça peut vous sortir d’un million de situations. […] Putain, on deviendrait dingue si on n’avait pas une bonne rigolade de temps en temps. » Joey p.53)
  • une activité simplement récréative, qui permet de créer le désordre / s’opposer à l’autorité (dire aux 5e que le principal veut les voir, p.54 ; nouer les fils d’un projecteur, p.55 ; déplacer un panneau « à vendre » sur la maison adjacente, idem pour le panier de bouteilles de lait, p.56 ; etc.).

Une culture violente

La violence physique apparaît comme l’une des grandes valeurs définissant l’ordre social au sein de la bande et vis-à-vis de l’extérieur :

« Les interactions et conversations à l’intérieur du groupe prennent souvent la forme de « mises en boite ». Ils sont très physiques et brutaux les uns envers les autres : coup de poing et de pied, karaté, prise de catch, bourrades, bousculades et croche-pieds dirigés vers un individu en particulier pendant de longues périodes, parfois jusqu’à le faire pleurer. »1

p.58

« La violence et le jugement porté sur la violence forment le noyau fondamental de l’ascendant des « gars » sur les conformistes, presque de la même façon que le savoir l’est pour les enseignants. »

(p.61

« La violence marque le dernier pas dans le système informel du prestige et son ultime validation. Refuser de se battre ou se défendre faiblement est désastreux pour le prestige informel et la réputation masculine de quelqu’un. »

p.63

« C’est la capacité rarement testée de se battre qui renforce un prestige habituellement fondé sur d’autres aspects : présence masculine, appartenir à une famille « célèbre », être drôle, être bon dans l’ « arnaque », étendue des contacts informels. »

p.64

La violence a aussi un rôle hédoniste, vaincre l’ennui par l’excitation, et moral, l’incarnation d’une lutte contre l’autorité.

« Dans cette violence, s’exprime un engagement total, bien qu’indéterminé, dans une forme de révolte aveugle ou diffuse. Celle-ci brise la tyrannie traditionnelle de « la règle ». Elle s’y oppose avec machisme. C’est là l’ultime façon de briser un flux de sens peu satisfaisant, imposé par la hiérarchie ou par les circonstances. »

p.62

La violence se retrouve également dans des idéaux sexistes (p. 77 et s.), homophobes et racistes (p. 84 et s.) extrêmement durs :

« Quand on a été avec l’une d’elles genre une fois, genre une fois qu’on a terminé, eh bien elles ne sont plus que des paillassons après, elles vont avec tout le monde. Je crois qu’une fois qu’elles y ont eu droit, elles en veulent tout le temps, peu importe avec qui. »

p.78

« Si la violence n’est pas physique, elle est néanmoins verbale, fréquente et dirigée vers les « Wogs » [Nègres] ou les « bâtards de pakis ». Avoir une couleur de peau différente suffit à justifier une attaque ou une intimidation. »

p.85

Plus largement, elle se retrouve dans la communication en général, un peu comme l’accessoire de la virilité :

« De manière générale, l’ambiance de violence, avec ses connotations de virilité, s’étend à la culture tout entière. L’aspect physique de toutes les interactions, les bourrades et bagarres feintes, la frime devant les filles, les démonstrations de supériorité et l’humiliation des conformistes, tout cela est tiré de la grammaire des véritables situations de bagarre. »

p.65

Des dimensions interconnectées

Ces aspects sont étroitement liés entre eux. Par exemple, le besoin d’argent issu de l’hédonisme va alimenter la propension à voler ; la « rigolade » pourra être équivalente à de la violence ou la produire ; etc.

Voici un passage liant cet hédonisme et la violation de la loi :

« Au musée, « les gars » sont pareils à une invasion de sauterelles dévorantes qui souillent toute la pompe et la dignité du lieu. Dans une reconstitution de pharmacie victorienne où est indiqué clairement et sans ambiguïté « interdiction de toucher », « les gars » tripotent, manipulent, poussent, tirent, essayent et abîment tout ce qu’ils peuvent. »

p.56-57

« PW : Quel est le contraire de l’ennui ?

Joey : L’excitation.

PW : Mais c’est quoi l’excitation ?

Joey : Défier la loi, genre violer la loi.

Spike : Voler

Spansky : Traîner dans les rues. […] »

p.61

Cet autre passage lie la violence avec le rejet de l’autorité :

« Dans cette violence s’exprime un engagement total bien qu’indéterminé dans une forme de révolte aveugle ou diffuse. Celle-ci brise la tyrannie de « la règle ». Elle s’y oppose avec machisme. C’est là l’ultime façon de briser un flux de sens peu satisfaisant, imposé par la hiérarchie ou par les circonstances. C’est une des façons de donner sur-le-champ de l’importance au terre à terre. »

p.62

Une valorisation de soi

La valorisation de soi ressort comme un élément important de la culture anti-école.

Elle se voit par exemple à travers la dévalorisation du savoir livresque, abstrait, par rapport au savoir « pratique ». Ce sentiment de supériorité s’étend même contre les enseignants, qui ne connaîtraient rien « au monde », ayant été à l’école toute leur vie (p.71) :

« Le rejet du travail scolaire par « les gars » et le sentiment omniprésent qu’ils en savent plus que les autres trouvent aussi un écho dans le sentiment massivement répandu à l’atelier, et plus généralement dans la classe ouvrière, que la pratique vaut mieux que la théorie. »

p.99

L’argent qu’ils tirent de leurs petits boulots est aussi source de fierté :

« Il ne fait aucun doute que cette capacité à « s’en sortir » dans le « monde réel », à se retrouver parfois avec de grosses sommes en liquide […] et à traiter avec les adultes presque à égalité renforce leur confiance en soi et leur sentiment, à ce moment-là en tous cas, qu’ils « savent mieux » que l’école. »

p.70

Enfin, cette valorisation s’accompagne d’une dévalorisation de tout le reste. Ils méprisent les autres façons d’être (Hippies, fayots, amateurs de rock « avec des cheveux longs, plutôt débraillés », etc. p.68) et, comme nous l’avons vu, les non-caucasiens, les femmes et les homosexuels.

Ainsi, grâce à la culture anti-école, ils peuvent se sentir fiers d’être de futurs ouvriers.

L’école des ouvriers

Il y a une forte similarité entre la culture des gars et celle de l’atelier (= de l’usine). On retrouve la même logique d’appropriation de l’activité :

« ce qui demeure central dans la culture d’atelier c’est que, en dépit des conditions difficiles et des contraintes de l’encadrement, ceux qui y participent sont en quête d’un sens et imposent des structures. »

p.92

On retrouve aussi les mêmes valeurs :

  • les caractéristiques idéales : virilité, violence, vivacité d’esprit, habileté, rigolade …
  • l’opposition à l’autorité à travers une résistance sourde, une opposition toujours présente et tacitement négociée et renégociée avec les encadrants (p.94)

On va aussi retrouver l’habillage d’une réalité pénible et dévalorisante en quelque chose d’exaltant et de prestigieux ; le fonctionnement en groupe informel (p.95) ; la lutte contre les conformistes (avec la figure du mouchard qui remplace celle du fayot) (p.96-98) ; le sentiment que la pratique vaut mieux que la théorie (= ils en savent plus que les « savants ») (p.99).

Cette similarité s’explique probablement par la proximité avec le monde ouvrier. Elle se fait souvent à travers les parents, qui sont eux-mêmes ouvriers (p.175) et tendent à légitimer la relation de l’élève à l’enseignement. (p.133) Par exemple, après un épisode où les gars sont arrivés ivres en classes :

« Certains parents des gars partagent le point de vue que leurs fils ont de la situation. En tout cas, aucun d’entre eux n’accepte l’offre du principal de venir le voir. »

p.38

Elle résulte aussi de la socialisation des gars, qui côtoient des adultes au pub et lors de leurs petits boulots.

1De manière intéressante, « C’est souvent la stupidité supposée de quelqu’un qui est en cause. » Il y a, plus généralement, une valorisation de l’intelligence (« les plus capables d’entre eux aiment être considérés comme « rapides » » p.59), qui se concrétise beaucoup par l’humour (« Pour eux, l’âme de l’humour est le fait de décrier tout ce qui est pertinent : une quête perpétuelle des faiblesses. Il faut beaucoup de talent et de connaissance culturelle pour monter de telles attaques, et plus encore pour y résister. » p.59).

Conclusion

Ainsi, on voit se dessiner un système complexe, très loin des préjugés (« ils sont bêtes », « ils font n’importe quoi », « c’est parce qu’ils sont pauvres ») qui contribue à pérenniser un certain ordre social.

Surtout, on voit à quel point il est fermé est s’auto-alimente : il apporte des récompenses importantes, avec sa logique hédoniste, qui coutent suffisamment pour détourner complètement ces élèves de l’école.

Ainsi, je parle beaucoup de ce livre dans « Le côté obscur de la raison, l’Antéconcept. »

J’en parle également dans « Les contenus scolaires, sources d’inégalités ? »