Guillaume Sainteny, « La rétribution du militantisme écologiste », R. franc. sociol. XXXVI, 1995, 473-498
L’auteur part d’un constat : les dirigeants écologistes auraient un profil atypique par rapport à celui des dirigeants de parti « standard »:
« Occupant un statut social moins élevé, des positions professionnelles plus modestges, disposant de ressources politiques moindres et d’un type de formation intellectuelle peu adapté à la compétition politique, les dirigeants écologistes sont loin de posséder les caractéristiques des professionnels de la politique consacrées par le champ politique d’aujourd’hui en France (Sainteny, 1987, 1989, 1991). En revanche, ils apparaissent assez proches du profil sociographique classique de ce type de mouvement social, tel qu’il fut dessiné dès 1969, à propos du mouvement pacifiste, par Parkin (1968). »
p.473
L’objectif de l’article va être principalement de comprendre cette particularité en creusant la question des motivations derrière l’engagement militant écologiste.
L’auteur a enquêté par questionnaire écrit (77 réponses) et des entretiens semi-directifs auprès de dirigeants écologistes.
Références
- Saintenay Guillaume,
- 1987, « Les dirigeants écologistes et le champ politique », Revue française de science politique, vol.37, n°1, pp.21-32 ;
- 1989, « L’élite verte: atypisme provisoire ou préfiguration d’un nouveau personnel politique« , Politix, n°9, pp.18-36
- 1991, « Les verts », Paris, Presses Universitaires de France
- Parkin Franck, 1986, « Middle class radicalism. The social bases of the British campaign for nuclear disarmement », Manchester, Manchester University Press
Considérations générales
L’article commence avec une très intéressante revue de littérature, qui reprend globalement ce que nous avons vu avec Gaxie (1977).
Le besoin de main d’oeuvre en politique
Les « entreprises politiques » (au sens de Weber 1959) ont besoin de personnel, qu’elles peuvent mobiliser par plusieurs moyens:
- le recrutement de prestataires, très dispendieux
- le « patronage », du travail « en échange d’un emploi à la discrétion du parti »
- des « militants prêts à se dévouer pour la défense d’une cause ».
Olson (1978) et l’action collective
Mancur Olson (1978) aurait montré que
« si les groupes sont censés procurer des avantages collectifs à leurs membres potentiels, l’adhésion ou la participation au groupe représentent des coûts (temps, argent…) tels que ces membres ont peu d’intérêt à rejoindre ces groupes et à participer à l’action collective, et cherchent en fait à se décharger de ces coûts sur d’autres (stratégie du ticket gratuit). »
p.475
S’il ne vise pas explicitement le cas des partis politiques, Sainteny estime que son raisonnement s’y étend.
Référence:
- Olson Mancur, 1978, « Logique de l’action collective », Paris, PUF (traduction de « The logic of collective action. Public goods and the theory of groups », Cambridge, Harvard University Press, 1965)
Au-delà du matérialisme
Ce raisonnement a été contesté notamment par Pierre Bourdieu (1984), notamment au motif que, comme l’aurait montré Albert Hirschman (1983), le militantisme « peut être à lui-même sa propre fin et sa propre récompense », par exemple par « la solidarité militante, l’effort même de la lutte, le sentiment du devoir accompli ou de pouvoir transformer le monde ».
Pour l’auteur, les deux ne s’opposent pas. Ainsi, Max Weber écrivait déjà
« […] cet appareil (partisan, humain) ne marche que si on lui fait entrevoir les récompenses psychologiques ou matérielles indispensables, qu’elles soient célestes ou terrestres. »
Weber 1959, p.194
« [L’homme politique professionnel] peut percevoir ses revenus soit sous la forme d’honoraires […] soit sous la forme d’une rémunération fixe […] en nature ou en espèces […]. De nos jours, ce sont des postes de toutes sortes dans les partis, dans les journaux […] dans la municipalité ou dans l’administration de l’Etat. »
Weber 1959, p. 126, 129-130
Il peut aussi y avoir des récompenses immatérielles pouvant déboucher sur des avantages matériels, comme « l’acquisition d’une certaine culture, politique ou même extra-politique […] la constitution ou l’extension d’un « capital social » (relations, notoriété…) ». En effet « les possibilités de notoriété qu’offre un parti par sa presse, ses colloques ou séminaires, ses maisons d’édition sont des rémunérations particulièrement importantes pour ses intellectuels, plus ou moins officiels ». (p.477)
D’autres peuvent être purement psychologiques:
« plaisir des discussions, atmosphère de solidarité et de camaradierie, identification à un groupe, univers de références communes, atmosphère des réunions, substitut à l’isolement, rencontres sentimentales, intégration à une micro société, sentiment d’être un artisan de l’Histoire et/ou d’être en accord avec soi-même, apport d’une justification de l’ordre des choses, de ma certitude d’une vérité du parti d’appartenance contre celle de l’adversaire, offre d’un système de représentation qui permet l’espoir d’un avenir différent. »
p.477, faisant référence à Weber 1959, Gaxie 1977 et Verdès-Leroux 1983
En bref, ce que disait Olson (1978) ne contredit en fait pas l’activité politique.
Référence:
- Bourdieu Pierre, 1984. – Homo academicus, Paris, Editions de Minuit.
- Hirschman Albert, 1972, « Face aux declins des entreprises et des institutions, Paris, Editions Ouvrieres( trad. de: Exit, voice, and loyalty. Responses to decline in firms organizations and states, Cambridge,M ass., Harvard, 1970). »
- Weber Max, 1959, Le savant et le politique, Paris, Plon (traduction de Wissenschaft als Beruf, 1ère édition : 1919)
Des incitations inégales
Ces incitations ne seraient pas égales. Pour Weber et Olson, les récompenses matérielles seraient largement plus imprtantes. Olson va jusqu’à ne pas « les inclure dans son modèle de peur que cela ne rende sa théorie indémontrable ». (!!!)
Il faudrait, au contraire, « prendre en compte les incitations non matérielles et admettre, au moins par hypothèse, qu’elles puissent être équivalentes ou supérieures aux incitations matérielles. »
En effet, les deux seraient difficiles à distinguer. Par exemple, la lutte que se livrent les factions des partis pour s’approprier « ses ressources symboliques » serait, à première vue, « immatérielle ». Toutefois, il s’agit aussi « de pouvoir et donc d’une rétribution, en partie au moins, matérielle ». (p.478-479)
De plus,
« Différentes études ont par ailleurs montré récemment que dans le cas de mouvements antinucléaires ou pacifistes (soit des mouvements sociaux proches de notre objet d’étude) les motivations morales ou tenant aux relations sociales, les valeurs, le sens de la nécessité et de la responsabilité, le degré de fatalisme et les aspects affectifs ou de mécontentement pouvaient être centraux (Muller et Opp, 1986; Opp, 1986, Snow, Elkland-Olsen et Zurcher, 1980; Walsh, 1981; Walsh et Warland, 1983). »
p.479
Visiblement, il faudrait faire un choix entre « théories néoutilitaristes et symboliques » et « une logique de l’identification » (Pizzorno, 1985). Je ne détaille pas, il estime que non. (p.480)
Références
- Muller (Edward N.), Opp (Karl-Dieter), 1986. – « Rational choice and rebellious collective action », American political science review, vol. 80, no 2, pp. 471-487.
- Opp (Karl-Dieter), 1986. – « Soft incentives and collective action: participation in the antinuclear movement » British journal of political science, 16, pp. 87-112.
- Pizzorno (Alessandro), 1986. – « Sur la rationalité du choix démocratique », dans P.Birnbaum et J.Leca (eds), Sur l’individualisme, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, pp.330-369
- Snow (David A.), Elklan-Olsen (Sheldan), Zurcher (Louis A.J.), 1980. « Social networks and social movements : a microstructural approach to differential recruitment
- Walsh (Edward J.), 1981. – « Ressource mobilization and citizen protest in communities around Three Mile Island », Social problems, vol. 29, n° 1, pp. 1-21.
- Walsh (Edward J.), Warland (Rex H.), 1983. – « Social movement involvement in the wake of a nuclear accident: activists and free riders in the TMI Area », American sociological review, vol. 48, pp. 764-780.
Les spécificités des écologistes
De faibles récompenses matérielles à distribuer
L’écologie politique a longtemps disposé de faibles moyens financiers et une très faible représentation et donc très peu de pouvoir politique. Leurs premiers succès municipaux aurait daté de 1977 et ce n’est qu’en 1986, après plus de 20 ans d’existence, qu’ils obtienne 3 conseillers régionaux.
En 1987, le budget des Verts aurait été de 450 000F (environ 75k€).
Elle a donc peu de postes à offrir en récompense.
Du coup, les élites classiquement attirées par les rétributions matérielles (sous-entendu, qui formeraient l’essentiel des partis politiques) ne seraient pas intéressées.
Cette faiblesse des rémunérations matérielles était redoublée en raison de la défiance envers les dirigeants: le mouvement se revendiquait beaucoup de la démocratie directe.
« Par ailleurs, la suspicion avec laquelle les dirigeants sont regardés par les militants, la fragilité de leur position, leur révocabilité quasi permanente, les critiques incessantes dont ils sont l’objet conduisent à affecter ces fonctions d’un coût psychologique qui semble considérable. »
p.482
Même les « postes consultatifs, mi-honorifiques, mi-rétribués » dans des organismes publics seraient difficile d’accès : seuls 13 des 77 dirigeants sondés en auraient fait partie. De plus, l’effet de leur appartenance à un mouvement écologiste sur cette nomination semblerait assez mince.
L’importance des récompenses symboliques
L’auteur distingue principalement trois sous-types de rétributions, qui sont à la fois symboliques et avec une dimension matérielle (=financière):
- l’obtention d’un bagage culturel
- l’acquisition d’un « capital social »
- un moyen d’intégration sociale ou socio-professionnelle
Le bagage culturel
L’appartenance à une organisation militante aurait tendance à améliorer les connaissances politiques ainsi que, parfois, la culture générale.
Les dirigeants écologistes que l’auteur a interviewé/sondé auraient tendance à avoir largement bénéficié de cet effet positif du militantisme:
« A la question « Qu’est-ce que vous a apporté l’écologie, on note, entre autres réponses, « Un intérêt intellectuel » (Homme, 40 ans, fonctionnaire); « […] et puis également de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons » (Homme, 63 ans, universitaire); « Ca m’a apporté une culture très importante. Les activité que j’ai eues dans ce mouvement m’ont forcé à acquérir cette culture » (Femme, 40 ans, psychologue). »
p.485
L’auteur obseerve que, contrairement à ce que supposait Gaxie (1977), cet effet ne concerne pas seulement les militant « à faible niveau culturel ».
L’obtention d’un « capital social »
Le réseau serait l’une des rétributions les plus importantes, surtout pour ceux dont le réseau initial est faible.
Les relations humaines (amicales) seraient aussi une des causes et/ou circonstances de l’engagement.
« »Motif : j’adore les contacts humains » (Homme, 45 ans, agriculteur). « 1. Rencontrer des personnes; 2. Construire un mouvement qui dure »[…] (Homme, 38 ans, universitaire) « […]Professionnellement, impossible de savoir. Du pour et du contre. Si, ça me met en contact avec plein de gens » (Homme, 30 ans, journaliste) [, etc.] »
p.486
Intégration sociale et/ou socio-professionnelle
La dimension sociale pourrait être très variée, allant jusqu’au sentiment d’appartenir à une « grande famille ». L’auteur divise « cette vaste catégorie de rétributions immatérielles » en deux catégories:
- Intégration par mise en accord de ses attentes avec un type d’action
Par exemple, les satisfactions psychologiques inviduelles (sentiment de jouer un rôle ou d’être en accord avec soi-même, etc.) et le simple plaisir (Paicheler 1980, Paicheler et Saint-Afrique 1979, Neri et Ribay, 1978).
« Répondant à la question sur l’apport de l’écologie, un dirigeant (homme, 29 ans, cadre supérieur) indique: « Ca me passionne; j’ai le l’impression de participer à un mouvement qui joue un rôle dans l’histoire […] », puis, à une autre occasion, livre cette remarque à propos d’un militant R.P.R. de ses connaissances : « Ce qu’il y a de bien c’est que nous on se marre et eux ils se font chier en faisant de la politique ». »
p.487
- Intégration dans un groupe social
Au delà des seuls liens amicaux, à « la fin des années soixante-dix déjà, on avait noté chez les militants écologistes une « quête affective » et, même fréquemment, la recherche, dans le groupe, d’un substitut à la famille ». L’importance du groupe et des liens affectifs ressort de beaucoup de discours:
« »Amitiés, recherches d’un réseau convivial » indique un firigeant (homme, 36 ans, universitaire) parmi différents autres motifs de son engagement actuel.
« […] Beaucoup d’amis. J’étais dans un milieu très bourgeois. J’avais beaucoup de relations mais je ne me sentais pas à l’aise car les préoccupations de ces gens-là qui avaient mon âge n’étaient pas les miennes » (Femme, 40 ans, psychologue). »
p.488
Cette intégration peut déboucher sur une reconversion ou un emploi.
« R.: « Ca crée un lieu, un lieu social qui permet le saut professionnel. Ca évitait d’arriver à Paris un jour avec sa valise et de chercher du travail. […] Tout simplement vous avez des amis, vous avez des gens qui vous connaissent […]. C’est quand même plus doux comme atterrisage que de débarquer dans une ville où vous connaissez personne ».
p.490
Ce cas semble toutefois marginal et ne paraît pas uniquement due au militantisme.
Références
- Neri (Julien), Ribay (Catherine), 1978. – L’affirmation de la difference en politique: le cas du collectif Ecologie 78 dans la 4e circonscription des Yvelines (elections législatives de mars 1978), MémoireD.E.A., Université de Paris
- Paicheler (Genevieve), Saint-Afrique (Marie de), 1979. – Militer dans une nebuleuse ecologiste. », Pratiques ecologistes, Rapport de recherches, s.l., s.n., dact.
- Paicheler (Genevieve) – La militance écologique : de la transformatiodne la vie privee a la contestation de l’Etat, ronéo., 15 p.
Rareté des ressources et organisation
Profil des dirigeants
« Ainsi, l’absence des élites politiques et notamment des intellectuels technocrates pourrait peut-être s’expliquer par l’incapacité des écologistes à les attirer, étant donné le peu de perspectives de rétribution matérielles […] qu’ils offrent. »
p.491
De manière intéressante, le discours rejetant les récompenses matérielles pourrait, en fait être une manière de s’accomoder de cette état de fait.
Sainteny estime qu’il y aurait donc deux marchés d’engagement-rétribution (du militantisme) :
- celui, « classique », avec des rétributions matérielles
- celui auquel appartiendrait l’écologisme, où les rétributions seraient essentiellement immatérielles.
L’impact organisationnel
Cette rareté des rétributions matérielles aurait un impact organisationnel importants:
« De même, pourraient être mis en relation avec la faible capacité de rétribution matérielle les fréquents conflits et scissions au sein des mouvements écologistes, et la facilité à y faire défection. »
p.492
Le faible pouvoir politique des écologiste faisait que ce sont les postes internes, comme « tête de liste », qui étaient les plus rémunérateurs en terme de notoriété et de relations.
« Outre les aspects honorifiques et de reconnaissance sociale que conf_rent ces postes, l’acquisition de ressources qu’ils autorisent permet éventuellement d’envisager la négociation de celles-ci sur un autre marché, plus légitime, où elles représentent une certaine valeur, comme le montrent, par exemple, les cas de Jean-Claude Delarue, Brice Lalonde, Jean-Claude Demaure (maire-adjoint à l’environnement à Nantes depuis 1989 et Philippe Dufetelle (maire-adjoint à l’environnement à Toulouse depuis 1983). »
p.492-493
Les dirigeants n’auraient pas un intérêt énorme à rester profiter du « capital collectif » amassé par le parti, celui-ci étant limité (cf l’absence de postes ?) et « faiblement protégé », les partis écologistes ayant du mal à « se faire reconnaître comme seuls « propriétaires de l’écologiste ». ». Une fois atteint un certain niveau, leur parti ne leur apporterait, en somme, rien de plus (sur le plan utilitaire). Il serait également facile pour eux de créer leur propre mouvement écologiste.
C’est ce qui pourrait partiellement expliquer « la facilité avec laquelle se créent, se défont et se scindent nombre d’organisations écologistes ».