Toujours dans la lignée de nos réflexions sur les intérêts du militantisme, nous allons étudier l’article de Stéphanie Dechezelles :
Dechezelles Stephanie, 2009, « Des vocations intéressées ? Les récits d’engagement des jeunes de Forza Italia à l’aune du modèle rétributif du militantisme », Revue française de science politique, 2009/1 Vol. 59, p. 29 à 50
Forza Italia est un parti italien de droite créé « à la surprise générale » à la fin de 1993 en vue des élections législatives de mars 1994. Le parti de Silvio Berlusconi serait original à plusieurs niveau. Créé très vite en utilisant massivement des outils de communication et de marketing modernes, il ressemblerait beaucoup à une entreprise. Illustrant le « parti personnel » (rattaché à un seul leader), il aurait été qualifié de parti « attrape tout » et même de « non parti ».
Ici, l’auteure s’intéresse aux motivations et aux trajectoires de ses militants, qui « n’ont véritablement intéressé ni les observateurs de la vie politique italienne ni les spécialistes des partis ». Elle a conduit une enquête auprès de jeunes membres actifs du parti ayant entre 14 et 28 ans et fait 29 entretiens semi-directifs.
Les jeunes de Forza Italia seraient principalement issus des classes moyennes. (p.37)
Note: le début des années 90 en Italie semble avoir été marqué par d’importants scandales de corruption politique.
Rejet du modèle militant « communiste »
Le parti s’est largement présenté comme solution en opposition aux « communistes ».
« Se présentant alors comme « le Sauveur » de la nation italienne, il abonde en références apocalyptiques et manichéennes, faisant des adversaires politiques l’incarnation du mal politique absolu et de son élection la garantie du maintien de la démocratie en Italie. »
p.36
Des pratiques « paisibles »
Cet anticommunisme se retrouve dans les discours des militants relatifs aux pratiques partisanes:
« ce n’est pas dans les habitudes de Forza Italia de tenir des stands, de tracter ou même de faire grève. Mon engagement consiste à bien connaître les lois et les décrets pour pouvoir contre-attaquer les mensonges »
Fabio, 17 ans, lycéen; p.36
« le jeune de Forza Italia ne va pas dans la rue, ne provoque pas le chaos,
Federico, 27 ans, cadre du parti
ne tient pas de stand. C’est une personne qui milite normalement, qui exprime ses idées, qui assiste par exemple à un congrès mais qui ne crée pas de problèmes ». »
Une revendication au non-endoctrinement
Les militants communistes sont perçus comme endoctrinés. Ainsi, un cadre de Forzia Italia (Massimo, 30 ans) les décrit comme des individus « endoctrinés, des
boîtes dans lesquelles leur parti a mis : “Berlusconi est un voleur, à cause de lui les routes ne fonctionnent pas, les personnes meurent”. Ils leur ont donné beaucoup de livres à étudier. Ce sont des petites machines : Togliatti oui, Staline non. C’est une préparation, un endoctrinement façon Église, comme le prêtre qui connaît la Bible par coeur. […] Chez nous, l’esprit est plus libre et jamais personne ne m’a endoctriné ». (p.36)
A la question « Y a-t-il un livre qui vous a inspiré ou influencé dans votre engagement ? », les militants nieraient souvent avoir une « Bible »:
- « Sincèrement, il n’y a aucun livre auquel je me réfère comme à une Bible politique » (Nicolò, 23 ans, étudiant en droit, cadre du parti)
- « Je préfère vivre les choses sur le terrain et me tenir au courant quand c’est nécessaire. Je n’ai pas de livre d’inspiration » (Massimo)
Plusieurs références reviendraient néanmoins souvent, comme De la richesse des nations d’Adam Smith, De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville et Le livre noir du communisme dirigé par Stéphane Courtois.
L’affichage d’un engagement entrepreneurial
Ce rejet du modèle communiste va jusqu’aux incitations. Si les premiers se revendiquent désintéressés, les jeunes de Forza Italia se revendiquent clairement entrepreneurs.
Un référentiel entrepreneurial
Le référentiel du parti est définitivement entrepreneurial. Ainsi, Berlusconi se présentait « comme le manager de « l’entreprise Italie », de « l’Italie qui travaille » et non de « l’Italie qui bavarde » ». (p.38) Le bon entrepreneur est présenté comme étant censé être un bon politique et, justement, il serait la première fortune d’Italie … Il serait ancré dans le réel, au contraire de la « caste politique ».
L’idéologie est « d’inspiration néolibérale, opposée à l’État providence et favorable à l’initiative privée. » (p.39)
« En conséquence, les jeunes militants rencontrés disent préférer poursuivre des intérêts privés concrets plutôt que de lutter ensemble au nom d’une volonté collective abstraite et utopique. La solidarité ou l’intérêt général risquent, à leurs yeux, d’entraver l’émulation ou de biaiser la « saine » compétition entre individus. »
p.39
On retrouve constamment l’opposition à une politique classique:
« Reprises par ses adhérents, les évocations permanentes du monde « concret » de l’entreprise sont censées les distinguer des « abstractions théoriques » de leurs opposants communistes et des intellectuels auxquels ces derniers se réfèrent. »
p.39
« Le leader Silvio Berlusconi est ainsi apprécié parce qu’il « a fait ses preuves » dans le secteur économique avant de se lancer en politique, contrairement aux trajectoires partito-normées des professionnels de la scène politique italienne, totalement délégitimés après les scandales en chaîne révélés par l’opération Mains propres. »
p.39-40
Par suite, les « compétences dans le milieu professionnel » sont une marque de distinction importante dans le parti.
Un militantisme entrepreneurial
« Ainsi, les récits des jeunes de Forza Italia évoquent moins l’abnégation sacrificielle commune à la plupart des autres militants que des stratégies d’individus soucieux de satisfaire leurs intérêts au travers d’un parti lui-même déjà « personnel ». »
p.48
Ce référentiel de l’entreprise se traduit dans les pratiques militantes, notamment par :
- une compétition exacerbée
- le militantisme vu comme un investissement
- un rapport intéressé au militantisme
Une compétition exacerbée
Le Forza Italia se caractérisait par une possibilité, même pour de jeunes militants, de monter très haut dans la hiérarchie très vite (p.46). Ce serait dans la logique du parti: s’ils font mieux que les autres :
« En effet, s’ils sont les premiers à reconnaître la promptitude avec laquelle ils ont été élus ou chargés de certaines fonctions, c’est parce qu’ils considèrent que leurs ressources ont été les plus propices et parce qu’ils estiment juste que, dans leur cas, le dernier arrivé puisse en dépasser d’autres, plus anciens dans le parti. »
p.46
Cela se traduit par une forte compétition parmi les militants, qui les oblige à « investir beaucoup de temps et d’énergie ». Ils sont « soumis à un rythme soutenu, voire frénétique d’engagement ». On retrouve une mentalité entrepreneuriale:
« L’économie générale des rétributions au sein de l’organisation de jeunesse berlusconienne met ainsi en avant la nécessitépour chacun dans son domaine du « retroussage de manches » et du « darsi da fare » (« se donner du mal »), qui sont également les mots d’ordre de la vaste population despetits et moyens chefs d’entreprise de la Troisième Italie (de la Lombardie au Frioul, du Trentin à l’Ombrie) votant massivement depuis dix ans pour Forza Italia. »
p.38
Cela se traduit aussi par une certaine précarité: il est toujours possible que quelqu’un d’autre vous passe devant: « le jeune en phase ascendante peut se voir dépassé par un autre (jeune ou adulte)plus doté de ressources, plus brillant ou mieux recommandé. » (p.47)
Cette compétition peut même se révéler toxique:
« Pour beaucoup des jeunes interviewés, leur pire ennemi en politique n’est pas le concurrent d’un autre parti, mais un autre membre de Forza Italia. Nombreux sont les récits faisant état de luttes, de coups bas et de manigances entre jeunes aux ambitions concurrentes. »
p.47
Ainsi, des militants se sont plaint
- « avoir essuyé des opérations répétées de « mobbing » (i.e. harcèlement moral au travail) de la part d’un responsable du bureau national de Forza Italia Giovani à partir du moment où elles ont commencé à avoir des responsabilités au sein du mouvement » (p.47)
- d’un « sentiment de solitude qu’ils ressentent parfois à cause du faible soutien d’un collectif constitué ou du peu d’occasions de socialisation interne ». (p.47)
- d’amertume et de frustration quand les militants estiment ne pas être récompensés à hauteur de leurs investissements. (p.48)
Les jeunes femmes en particulier se sont plaint des marques « d’une indéniable domination masculine (en dépit d’un taux de féminisation élevé), qu’elles jugent d’autant plus intolérables que la culture du parti insiste surl’autonomie et la réussite individuelle. »
Un investissement
Le militantisme du parti, conçu « à la manière d’un entrepreneur prenant des risques », est largement à l’image du référentiel que nous venons de présenter.
Le parti offre peu de soutien. Les militants doivent souvent investir de leur propre argent pour organiser des événements.
Une démarche intéressée
La dimension intéressée de l’implication militante est explicite comme, par exemple la volonté de devenir parlementaire. C’est même souhaité, en suivant la valorisation de l’entrepreneuriat :
« Beaucoup plus incisif, Matteo considère que, « à Forza Italia, c’est l’esprit utilitariste qui est prépondérant. […] Chaque personne qui s’inscrit ne le fait pas pour donner simplement 50, 100 ou 200 euros, sinon ce serait un imbécile ». »
p.42
Notez que les militants sont pris un peu dans un paradoxe: doivent être intéressés tout en ayant une activité parfois finalement assez similaire aux pratiques « désintéressées » des militants communistes :
« Dès lors, pris en étau entre la logique d’une nécessaire distanciation vis-à-vis de modèles militants « passés » (embrigadement, scansion des carrières) – qu’ils jugent donc « dépassés » – et la logique impérieuse de conquête de mandats prouvant leur valeur, ces jeunes militants se trouvent contraints d’investir énormément dans l’activité politique, sans l’avouer mais en reconnaissant leur intéressement. »
p.41
Les avantages seraient principalement l’image et le réseau:
« Enfin, même au niveau local, l’engagement est décrit par certains interviewés comme un moyen de démultiplier les possibilités de faire des rencontres intéressantes pour leur propre carrière, à l’image de Francesca de Vérone qui explique avec facilité avoir frappé à la porte du parti dès son diplôme d’architecte en poche, espérant par ce biais se constituer une clientèle. »
p.44
Ce serait très cohérent avec les « répertoires d’actions militants »: « conférenes, débats, conférences de presse, direction de campagnes électorales ». De même, « divertissements mondains entre jeunes militants tendent eux aussi à conjuguer activité militante et élargissement des sociabilités » (p.45).
Notez toutefois que l’hégémonie d’un rapport intéressé n’est pas complète:
« certains enquêtés montrent parfois un attachement non feint à la défense d’une cause collective ou un rapport de nature désintéressée à l’engagement. »
p.41
Conclusion
Je trouve l’étude de Stéphanie Déchezelles extrêmement intéressante, puisqu’elle montre un militantisme avec un rapport
On y voit aussi une illustration remarquable des mécaniques du cancer militant, où une entité va se construire en opposition à une autre pour, au final, avoir des pratiques très similaires. En effet, si l’accent est ici mis sur les différences, on sent qu’il y a un adn très proche entre les pratiques de ces militants et ceux se disant désintéressés.
Est-ce que la vraie différence est simplement dans les manières d’habiller, de maquiller le réel ?
Est-ce que ce qui se dessine ici, ce n’est pas un antéconcept ?